Journal of the International Law Department of the University of Miskolc |
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Vol. 5. (2008) No. 2. pp. 81-85. |
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Csaba Pákozdy[1]
Le droit à un procès équitable sous l’optique de l'appartenance à une minorité nationale. (L'affaire Reiner c. Roumanie devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme)
La genèse de l’affaire date de 1989, des jours de la révolution en Roumanie, qui a été déclenchée par un mouvement de solidarité des habitants de Temesvár[2] envers le pasteur Tőkés dont la liberté était menacée par les actions du service secret. Le mouvement de solidarité a été l’étincelle qui a mis le feu aux poudres. Déclenchée à Timişoara, cette révolution bouleversera le régime tyrannique du dictateur Ceauşescu quelques jours plus tard. Partout dans le pays, la population est descendue dans les rues en revendiquant le départ du dictateur et la liberté. Dans la plupart des cas, ces manifestations étaient pacifiques, mais il y avait des exceptions. La situation était fragile dans la capitale Bucarest et dans quelques villes en Transylvanie, notamment à Braşov (Brassó), à Cugir (Kudzsir), à Târgu-Secuiesc (Kézdivásárhely)[3] où des troubles se sont produits entre les manifestants et les membres de la police ou le service secret. Dans quelques cas, le peuple a pris sa revanche pour les atrocités commises par les policiers à l’époque de la dictature. Après des décennies de souffrance, la population a lancé un assaut contre des bâtiments ou des policiers qui étaient des symboles de la dictature. Des lynchages se sont produits dans les villes de Bucarest, Cugir et Târgu-Secuiesc.
Dans le cas d’espèce, qui s’est déroulé à Târgu-Secuiesc (ville située à l’est de la Transylvanie, majoritairement habitée par la minorité hongroise), au cours de l’après-midi du 22 décembre 1989, les habitants de la ville ont manifesté sur la place principale en réclamant, entre autres, le départ des membres et des chefs roumains et hongrois des services secrets et de la police. Aurel Agache, un policier lynché dans les rues de la ville, a été la seule victime de la révolution à Târgu-Secuiesc. A. Agache n’était pas inconnu des habitants de la ville. Pendant la dictature, il était le chef du département de l’économie de la police locale. Dans le cadre de ses actions, il a confisqué, sans autorisation, des valeurs à des particuliers (surtout des bijoux d’or). Il a été transféré dans une autre ville pour un certains temps à cause de ses actes commis à l’encontre des habitants de la ville, mais il est retourné à Târgu-Secuiesc quelques années plus tard. Le 22 décembre, une partie des manifestants sont entrés dans l’enceinte de la police où ils ont maltraité des policiers, entre autres Agache, qui n’ont pas eu la possibilité d’utiliser leurs armes car elles étaient consignées dans l’arsenal de la police. Aucun policier n’a décédé suite à ses actions. A. Agache s’est évadé vers la place principale où il a été reconnu par les habitants de la ville qui l’ont bourré de coups et frappé de coups de pied le même jour A. Agache décéda des suites de ses blessures à l’hôpital de Târgu-Secuiesc. Il était « victime de la colère du peuple »[4] d’après les termes utilisés par la presse.
Après le décès, l’hôpital a informé la police de la mort d’Agache. Le 27 décembre 1989, le parquet du tribunal départemental de Covasna (Kovászna) (« le parquet ») a ouvert une enquête pénale in rem sur les causes de son décès. Plusieurs personnes ont été mises en examen, notamment Reiner Antal, Paizs Ottó, Héjja Dezső et Konrád János[5] qui appartiennent à la communauté hongroise (A. Reiner décédera en 2006 à l’âge de 57 ans.). Quoique Ion Iliescu, chef du pouvoir exécutif, représenté par le « Front National de Sauvetage », a exercé grâce aux personnes qui ont commis des crimes identiques avant minuit le 22 décembre 1989,[6] en janvier 1990, O. Paizs et D. Héjja ont été interrogés par la police sur leur participation aux événements du 22 décembre 1989. Le 31 juillet 1991, A. Reiner a été entendu par la police quant aux mêmes faits. Le 31 juillet 1991, le père de J. Konrad a été interrogé par la police (son fils partira pour la Hongrie)[7]. Au cours des années, plusieurs témoins ont été interrogés par la police sur les faits du 22 décembre 1989. Dans quelques cas, les témoins ont modifié leur résumé qui est le suivant :
Témoin K.G. : En 1991, il a déclaré qu’il a vu « un groupe de personnes frapper »[8] A. Agache. Le procureur a dressé un procès-verbal attestant que le témoin K.G. « avait identifié »[9] A. Reiner sur la base des photos présentées par la police. En novembre 1997, le parquet a interrogé de nouveau le témoin K.G. Au cours de la procédure, le procureur a retenu, « qu’il ressortait des déclarations des témoins K.G. et V.V. »[10] que MM. Héjja, Paizs et Reiner « avaient frappé à plusieurs reprises la victime »[11]. Les dernières instances n’ayant plus interrogé ce témoin, leurs décisions sont basées sur les constatations du procureur en 1997.
Témoin H.P. : En 1991, il a déclaré au parquet « qu’il avait vu une personne de sexe masculin, brune, d’environ 30-35 ans, agresser la victime. Il avait identifié M. Konrad comme étant cette personne sur la base des photos présentées par la police.»[12]
Témoin P.H.S. : En 1991, le témoin P.H.S. a déclaré « qu'elle avait trouvé A.A. dans un état critique, qu'elle avait demandé de l'aide à la population mais que M. Konrad en s'approchant avait donné un dernier coup à la victime »[13].
A cours de la procédure, M. Héjja a déclaré qu'il avait donné à A.A. « cinq ou six coups de pied dans la zone abdominale »[14]. Il déclara également « qu'il avait vu M. Paisz dans la rue, mais qu'il ne pouvait pas dire si celui-ci avait commis des actes de violence sur la victime »[15]
Témoin F.O. : « Le 29 novembre 1991, F.O. déclara au parquet que, le 22 décembre 1989, elle avait vu un groupe de personnes agresser A.A. et qu'elle avait aperçu M. Paisz dans la foule sans pouvoir dire s'il avait agressé la victime. »[16]
Témoin V.V. : En 1991, le témoin V.V. « affirma avoir vu MM. Hejja, Paisz et Reiner agresser la victime. Le 24 mars 1992 il déclara avoir vu MM.: Héjja et Reiner agresser la victime »[17]. Quant à O. Paizs, il a désavoué son témoignage, en affirmant, « qu’il l’avait confondu avec quelqu’en d’autre »[18]. En 1999 V.V. déclara, « qu’il ne connaissait aucune des personnes qu’il avait vu agresser A.A. en 1989. »[19]
Témoin O.A.A. : En 1992, il « déclara qu'il avait vu M. Paisz dans la rue mais qu'il ne pouvait pas préciser si celui-ci avait donné des coups à A.A. Le même jour, O.A.A. fut interrogé par le parquet et déclara qu'il ne savait pas si M. Hejja était présent sur le lieu de l'agression et qu'il ne pouvait pas dire si M. Paisz avait agressé la victime. »[20]
Les 29 novembre et 4 décembre 1991, MM. Héjja et Paizs furent mis en examen pour le meurtre d’A. Agache, et ils étaient également en détention provisoire jusqu’au 27 décembre 1991 et jusqu’au 4 janvier 1992 respectivement.
Les instances judiciaires roumaines ont pris leur décision sur la base des témoignages faits au cours de l’instruction conduite par le parquet, un seul témoin (V.V.) a été entendu devant un juge, mais il a changé sa déposition. « Par un jugement du 15 février 1999, le tribunal départemental (de Bucarest) acquitta M. Konrad, en estimant que les preuves de sa culpabilité n'étaient pas suffisantes. Il condamna MM. Paisz et Hejja à une peine de quatre ans de prison, et M. Reiner à une peine de trois ans de prison, avec sursis. Il condamna aussi les requérants, solidairement avec F.O., à verser aux parties civiles des dommages intérêts en réparation du préjudice matériel et moral de 260 millions de lei roumains. »[21] Dans leurs appels, les avocats de MM. Paizs, Héjja et Reiner ont sollicité l’audition des témoins par la cour, mais cette demande a été rejetée par la cour au motif que leurs déclarations avaient été lues devant le tribunal de Bucarest. En 1999, la cour d’appel de Bucarest a rejeté l’appel de MM. Paizs, Reiner et Héjja, de même que la Cour Suprême de Justice par son arrêt de 2001. La requête a été présentée à la Cour européenne des Droits de l’Homme en septembre 2001.
Les requérants se plaignent, en premier lieu, de la durée de la procédure qui a débuté en 1990 et a abouti à leur condamnation définitive en 2001, en second lieu, du manque de procédure équitable, en se référant à l’alinéa 3 d) de l’article 6 de la Convention Européenne de Droits de l’Homme. La Cour a constaté, d’une part, la violation de l’al. 1 de l’article 6 à l’égard d’Ottó Paizs, Dezső Héjja et János Konrád, d’autre part, la violation de l’al. 3 d) de l’article 6 à l’égard d’Ottó Paizs, Antal Reiner et János Konrád.
Selon l’appréciation de la Cour, « combiné avec le paragraphe 3, le paragraphe 1 de l'article 6 oblige les Etats contractants à des mesures positives, qui consistent notamment à permettre à l'accusé d'interroger ou faire interroger les témoins à charge (Barberà, Messegué et Jabardo c. Espagne, arrêt du 6 décembre 1988, série A no 146, p. 33, art. 78). Pareilles mesures relèvent en effet de la « diligence » que les Etats contractants doivent déployer pour assurer la jouissance effective des droits garantis par l'article 6 (Sadak et autres c. Turquie, nos 29900/96, 29901/96, 29902/96 et 29903/96, § 67, CEDH 2001‑VIII). »[22]
Dans son argumentation, la Cour s’est référée aux exigences de la procédure pénale conforme à l’article 6 de la Convention, notamment à la nécessité d’entendre des témoins devant un juge, dans les termes de la Cour :
« En outre, ainsi qu'il ressort des éléments en sa possession, la Cour constate que lors de l'instruction, les requérants n'ont pas eu l'occasion d'être confrontés avec les témoins. Dès lors, ni au stade de l'instruction ni pendant les débats, les intéressés n'ont pu interroger ou faire interroger ces témoins. Bien que les dépositions de ces témoins aient été lues devant le tribunal, ils n'ont pas pu contrôler leur crédibilité, ni jeter un doute sur leurs dépositions. »[23]
La Cour s’est prononcée également sur une autre exigence d’un procès équitable : l’indépendance et l'impartialité d'un magistrat. La plupart des témoins ont été entendues par le procureur, qui, dans ce contexte de procédure pénale, ne peut pas être considéré comme un magistrat indépendant.[24]
Selon la Cour « un élément important d'un procès équitable est la possibilité pour l'accusé de se confronter avec les témoins décisifs en la présence du juge qui doit en dernier lieu prendre une décision concernant l'affaire (Graviano c. Italie, no 10075/02, § 38, 10 février 2005). Dès lors, la Cour estime qu'une telle confrontation ne pouvait dispenser les tribunaux de l'obligation de procéder à l'audition des témoins à charge en présence de l'accusé. »[25]
Quoique le jugement de Strasbourg n’ait constaté que le non-respect des articles 6.1 et 3 d) de la Convention, le cas d’espèce a attiré l’attention de l’opinion publique et des médias. Les accusés de la procédure pénale interne appartenaient à la minorité hongroise en Roumanie. Ils étaient en même temps parmi les civils hongrois qui étaient les seuls condamnés pour des actes commis par le peuple au cours de la révolution à l’encontre d’un membre de la police de la dictature de Ceauşescu. Il est important de noter que des lynchages identiques, commis par des civils, ont été considérés à l’époque comme des « actes révolutionnaires » et Ion Iliescu, chef du pouvoir exécutif représenté par le « Front National de Sauvetage », a exercé grâce à des personnes qui ont commis des crimes identiques avant minuit le 22 décembre 1989. L’acte a été promulgué par le décret-loi no. 3 de 4 janvier 1990.[26] Malgré la grâce accordée, ces personnes ont été poursuivies et condamnées par une procédure au cours de laquelle les instances judiciaires ne leur ont pas permis d’être entendus par le juge. De ce fait, seules des personnes appartenant à la minorité hongroise ont été condamnées pour les lynchages.[27]
[1] Csaba Pákozdy PhD, est maître assistant, chef du Département de Droit international de l’Institut de Droit européen et international à l’Université de Miskolc, Hongrie. [2] En roumain: Timişoara. [3] Le nom hongrois des localités mentionnées est entre parenthèses. [4] Bartos Loránt: Agache-ügy: utolsó felvonás? (Le cas Agache : le dernier acte ?) in : newsletter, Hungarian Human Rights Foundation, le 1er octobre 2007, http://www.hhrf.org/hhrf/index.php?oldal=281 (consulté: le 24 octobre 2008) [5] Les noms des requérants selon leurs versions en roumain, utilisés au cours de la procédure: Anton Reiner, Octavian Paisz, Dezideriu Hejja, et Ioan Konrad, [6] L’acte a été promulgué par le décret-loi no. 3 du 4 janvier 1990. Voir : Lukács Csaba: A forradalom magyar vesztesei (Les perdants hongrois de la révolution) in : Udvarhelyszék, 22 décembre 1999. 4 janvier 2000. (vol. 2 no 51-52) [7] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie, arrêt du 27 septembre 2007, §§ 8, 10. [8] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 9. [9] ibidem [10] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 19. [11] ibidem [12] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 11. [13] ibidem [14] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 12. [15] ibidem [16] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 13. [17] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 14. [18] ibidem [19] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 27. [20] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 16. [21] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 29. [22] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 70. [23] CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 73. [24] « la Cour constate que la confrontation s'est déroulée devant le procureur chargé de l'instruction préliminaire, qui ne remplissait pas les exigences d'indépendance et d'impartialité d'un magistrat » CEDH, affaire Reiner et autres c. Roumanie... § 74. [25] ibidem [26] Lukács Csaba: A forradalom magyar vesztesei (Les perdants hongrois de la révolution) in : Udvarhelyszék, 22 décembre 1999, 4 janvier 2000. (vol. 2 no 51-52) [27] ibidem
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