Journal of the International Law Department of the University of Miskolc |
|
|
|
Vol. 1. (2004) No. 2. pp. 151-155. |
|
Alexandre Charles KISS[1]:
L’histoire des dernières décennies est riche en interventions de forces de maintien de la paix, dépêchées par l’Organisation des Nations Unies ou même par d’autres organisations internationales dans des territoires où étaient aux prises différents groupes ethniques jusqu’à s’opposer avec violence dans des conflits armés. A l’heure où nous écrivons les séquelles du conflit d’Irak sont probablement très loin d’avoir connu leur dénouement. Il est donc justifié de se pencher sur un précédent historique de la fin du 19ème siècle qui avait pour but de maintenir la paix dans une zone de tension, et qui est parvenu à réaliser son objectif. Ce précédent est d’autant plus intéressant qu’à l’époque il n’y avait aucune organisation internationale permanente qui aurait pu organiser et maintenir l’intervention collective. C’est la coopération des Grandes Puissances, nommée Concert européen, voire Directoire européen, qui a permis d’éviter l’aggravation des événements - coopération occasionnelle mais relativement efficace lorsqu’il s’agissait de situations n’impliquant pas les intérêts majeurs de l’une d’entre elles. En fait, on a pu voir dans le Directoire européen un précurseur du Conseil de Sécurité, limité, il est vrai, à un continent. Le caractère exemplaire de l’administration internationale de Crète montre que sans même avoir à leur disposition une structure formelle, les Grandes Puissances ont pu trouver une solution au moins provisoire à un conflit international. On doit ajouter qu’elles ont eu recours à des méthodes jusque là inédites, voire révolutionnaires, en attendant que la situation évolue vers une solution qui pouvait être considérée comme définitive.
Les circonstances: menace d’un conflit général entre la Grèce et l’Empire ottoman Haut lieu de la civilisation hellénique, l’île de Crète qui constituait une des pommes de discorde entre les deux Etats, avait connu de nombreuses vicissitudes. Partie de l’empire de Byzance, après la 4ème croisade l’île est tombée entre les mains de Venise. Solidement organisée et fortifiée, malgré quelques révoltes populaires, la Crète est devenue articulation maîtresse, tant au point de vue commercial que militaire, du grand « empire » oriental de Venise. A partir du 15ème siècle l’île devait faire face aux attaques des Ottomans. Ceux-ci ont pris pied en 1645 dans l’île qu’ils ont conquis ensuite progressivement : les derniers points d’appui vénitiens sont tombés en 1715. Les Ottomans ont introduit l’islam en Crète qui s’est révoltée plusieurs fois. Après l’indépendance grecque les habitants grecs de l’île n’ont cessé de rêver à son rattachement à la Grèce. En 1866 ils se sont soulevés contre la domination ottomane et ont constitué un gouvernement local qui a proclamé l’union avec la Grèce. mais devant les réactions internationales le roi de Grèce a décidé de remettre la Crète entre les mains des Grandes Puissances, celles-ci étant considérées comme protectrices de la Grèce depuis son accession à l’indépendance. En 1868 un statut spécial a été accordé à l’île de Crète, il a été confirmé par le Congrès de Berlin de 1878, mais son rattachement à l’Empire ottoman n’a pas été mis en cause. En 1896 une organisation insurrectionnelle des chrétiens de l’île, l’Epitropie, a repris les armes contre les Turcs et a mis les troupes de la Sublime Porte en difficulté. En particulier, elle a assiégé la garnison de la ville de Vamos, comportant 1600 soldats. Les troupes turques venues les délivrer ont été repoussées. Il était à craindre que si les assiégés de Vamos étaient massacrés, un massacre général de chrétiens et des étrangers des villes et des villages environnants par des soldats turques s’ensuivrait. Ces menaces ont pu être évitées grâce à l’intervention collective des consuls des Grandes Puissances en Crète. Leurs démarches étaient concertées et accomplies dans les mêmes termes auprès des chefs insurgés pour les engager à laisser sortir sains et saufs les soldats turcs assiégés à Vamos, sans entraîner aucune initiative, engagement ou garantie de la part des agents ou de la part des Puissances, pouvant justifier une intervention extérieure; aucune atteinte ne devait être portée à l’autorité du Sultan. En même temps, des garanties devaient être données à ce dernier, insistant sur les considération d’humanité qui ont dicté ces intentions [2].
Toutefois, les choses n’en sont pas restées là. La Grèce a continué à appuyer les insurgés en envoyant des hommes, des munitions et finalement des troupes régulières ainsi que des bâtiments de guerre. Les Grandes Puissances, c’est-à-dire l’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la France, l’Italie, le Royaume-Uni et la Russie, décidèrent alors d’y envoyer une escadre. Les amiraux et les commandants supérieurs de l’escadre ont fait des remontrances au commandant en chef des forces grecques et l’ont engagé « à cesser immédiatement tout acte hostile et à se conformer aux exigences du droit international. Il n’empêche qu’en février 1897, un navire turc qui transportait à Sitia des troupes faisant partie de la garnison de l’île a essuyé, à la sortie de Candie, le feu d’un cuirassé grec et s’est vu obligé de regagner ce port. Une sévère mise en garde a été adressée alors au Gouvernement grec [3] les Grandes Puissances ont notifié à la Porte ottomane le 20 mars 1897 avoir décrété le blocus de la Crète pour tous les navires sous pavillon grec, les navires battant d’autres pavillons pouvant être visités par les bâtiments de la flotte internationale. Il était prévu que tous les navires de guerre grecs devaient rester dans les ports où ils se trouvaient au moment où commençait le blocus, que tout navire de guerre grec rencontré dans le bassin oriental de la Méditerranée serait traité en ennemi ; que tout torpilleur venant à portée d’un navire de l’escadre international serait canonné et que tout acte d’hostilité commis par un navire de guerre grec contre un navire de l’escadre international serait considéré comme déclaration de guerre aux six Puissances [4] En même temps et la Grèce et l’Empire ottoman étaient mis en garde contre le déclenchement d’un conflit à la frontière entre les deux pays. Parallèlement à ces développements, dès le 15 février 1897 450 marins anglais, autrichiens, français, italiens et russes ont débarqué à la Canée. Les drapeaux de ces Puissances ont été hissés sur la forteresse à côté du drapeau turc. L’occupation internationale des points nécessaires au maintien de l’ordre a été également décidée et le 22 février il a pu être annoncé que l’île de Crète a été remise par le Sultan « en dépôt entre les mains de l’Europe ». Il appartenait donc aux Grandes Puissances « à conserver ce dépôt et à assurer la marche des services publics jusqu’à ce que l’île puisse être remise à ses représentants légitimes ». Il a été souligné qu’il était nécessaire de « maintenir en toute hypothèse à l’occupation internationale de l’île le caractère collectif et proportionnel », chacune des Puissances ne participant à l’occupation de l’île ni plus ni moins que les autres. Cette condition ne signifiait pas qu’il était indispensable que tous les contingents soient renforcés d’une manière égale ; le point capital était que tous les drapeaux soient représentés dans l’occupation [5]. Sur tous ces points une belle unanimité a pu régner entre les Grandes Puissances. Il restait à organiser l’administration de l’île. Le 4 septembre 1897 les amiraux, commandant en chef les forces internationales dans l’île de Crète, ont publié une Ordonnance pour la constitution d’une commission militaire internationale de police, invoquant l’accord intervenu entre les Grandes Puissances et le Sultan qui avait placé l’île sous la protection des Grandes Puissances « jusqu’au jour où il aura été statué sur son sort ». L’ordonnance rappelle que cette protection a été consacrée par la présence des navires de guerre étrangers et par l’occupation des principales villes du littoral crétois par les contingents de troupe de chacune des Puissances et qu’ainsi les Puissances ont assumé la responsabilité du rétablissement de l’ordre dans l’île. En conséquence, elles doivent prendre toutes les mesures nécessaires pour remplir leur mandat, notamment en adoptant des sanctions pénales contre les perturbateurs de la sécurité publique. Comme les tribunaux crétois ont cessé de fonctionner et que les circonstances ne permettaient pas une réorganisation, même provisoire, des tribunaux fonctionnant régulièrement, en conformité avec les lois en vigueur et avec la Constitution particulière de l’île de Crète, l’ordonnance déclare que toute sanction pénale émane exclusivement de l’autorité qui a assumé la responsabilité du maintien de l’ordre dans le pays. Ainsi, une commission militaire de police internationale a été créée à La Canée, sur le fondement de dispositions similaires à celles contenues dans les Codes militaires de Grandes Puissances. La Commission avait la compétence de juger sans appel, sur la base du Code militaire italien, tous les faits attentant à la sécurité publique, ainsi que les offenses de toute nature au préjudice des officiers et soldats internationaux de terre et de mer et du personnel de la gendarmerie internationale, commis tant par les sujets ottomans que par les administrés étrangers dans le territoire occupé par les Grandes Puissances. Les peines devaient être subies là où les amiraux décidaient selon les circonstances. Des Commissions militaires similaires pouvaient être créées aussi dans les autres villes de la Crète. Elles devaient appliquer le Code militaire du pays auquel appartenait le Commandant supérieur de la localité. La Porte a bien formulé des observations sur l’établissement de la Commission militaire internationale de police. Elles été purement et simplement rejetées, la Crète étant en dépôt entre les mains des Puissances. En mars 1898 les amiraux ont décidé d’étendre à l’île entière la juridiction de la Commission militaire de La Canée. En fait, elle ne s’exerçait que pour les crimes et délits commis dans le territoire placé sous la protection effective des troupes internationales ou à l’égard des criminels arrêtés, comme le cas s’est présenté, dans l’intérieur de l’île et livrés aux commandants internationaux par les chefs insurgés. En effet, de tels incidents s’étaient produits. En janvier 1898, des soldats français ont arrêté des soldats turcs qui, au lieu de s’opposer aux déprédations commis contre des chrétiens, arrachaient des vignes appartenant à ces derniers. Ces soldats ont été remis à leurs chefs. Des incidents ont opposé aussi des soldats français à des soldats turcs. Le Conseil des Amiraux, saisi de l’affaire a décidé de punir sévèrement l’officier et les soldats turcs à l’origine de l’incident et de les éloigner de La Canée. Par la suite, le Gouvernement ottoman a entendu relever ses troupes stationnés dans l’île, mais les amiraux s’y sont opposés, estimant que le débarquement de nouvelles troupes turques dans l’île de Crète pourrait être le signal de nouveaux massacres. Les réformes administratives proposées n’ayant pas été appliquées et les désordres s’aggravant, les Grandes Puissances ont avisé le Gouvernement impérial turc de leur décision d’établir en Crète un régime autonome et d’en régler elles-mêmes l’organisation. Le nouveau régime comportait la réduction progressive des troupes ottomanes dans l’île et en fin de compte leur évacuation totale puisque, dans la pensée des Puissances le maintien d’une force armée turque n’était pas compatible avec les principes d’une complète autonomie. Toutefois, les difficultés de toute nature soulevés à l’occasion de l’établissement du nouveau régime et les désordres et les onflits qui ont suivi ont conduit les Quatre Puissances auxquelles incombait la responsabilité du rétablissement de l’ordre - l’Allemagne et l’Autriche-Hongrie s’étaient retirées de l’action - à inviter la Sublime Porte à rappeler dans un délai d’un mois toutes les troupes qui tenaient garnison en Crète. Elles estimaient, en effet, que ce n’est qu’à cette condition que le régime d’autonomie pouvait être établi. Les Puissances s’engageaient à prendre toutes les dispositions propres à assurer à la population musulmane sa sécurité et la sauvegarde de ses intérêts et confirmaient leurs déclarations antérieures relatives à la garantie des droits souverains du Sultan. En cas de refus, les Puissances menaçaient de recourir immédiatement à des mesures décisives pour faire évacuer la Crète par les troupes turques et d’aviser à constituer dans l’île un régime approprié aux vœux de la population. La Sublime Porte s’est inclinée devant cette menace, eu égard aux assurances concernant le maintien de ses droits souverains sur l’île de Crète [6]. Ainsi a été établie l’autonomie crétoise sous suzeraineté ottomane. Par la suite, l’administration du pays a été confiée au prince Georges de Grèce, mais deux révoltes successives, éclatées en 1905 et en 1908 visant à obtenir le rattachement de Crète à la Grèce n’ont pu être évitées. L’opposition des Grandes Puissances a empêché, toutefois, l’union de se faire. Finalement, l’affaiblissement progressif de l’Empire ottoman, dû notamment à la guerre contre l’Italie, ainsi que ses défaites au cours des deux guerres balkaniques de 1912 et de 1913 ont abouti à la réunion de l’île de Crète avec la Grèce en vertu du traité de Londres de 1913.
Conclusion? Il serait tentant d’utiliser le mot « moralité », au lieu de conclusion. Plusieurs leçons peuvent être tirées de l’histoire de l’administration internationale de Crète. La première coule de source : lorsque les Grandes Puissances s’entendent, elles peuvent imposer leur volonté à d’autres pays et maîtriser des situations. Cette idée était à la base de la création du Conseil de sécurité de l’ONU, la Charte n’a fait que la formaliser. Il est remarquable que même après le retrait de l’Allemagne et de l’Autriche-Hongrie du groupe des six Puissances qui entendait pacifier l’île de Crète, ces deux Etats ne se sont pas désolidarisés de l’action commune. C’est dans ces conditions que l’administration internationale a pu fonctionner avec succès. On pourrait imaginer combien les événements auraient pu évoluer différemment en cas de dissensions ouvertes entre les Puissances. Une deuxième leçon est qu’il convient de méditer la combinaison de fermeté et de souplesse dans l’action des Grandes Puissances sur le terrain comme au niveau de leurs relations avec les Etats impliqués dans les événements. Cette combinaison a permis à l’évolution d’aboutir au résultat logique, le rattachement de Crète à la mère patrie. Il convient de souligner aussi le très grand souci des Puissances d’agir strictement dans le cadre des règles du droit international, telles qu’elles étaient universellement acceptées par la société internationale, et cela malgré les différences culturelles qui pouvaient exister. En dernier lieu, on ne saurait perdre de vue qu’à travers et au milieu des tourments historiques la grande majorité de la population locale, première concernée, a pu faire valoir sa volonté et a fini par l’imposer, profitant, il est vrai, de circonstances historiques aussi bien que d’une certaine conscience des peuples européens. Le sujet de cette étude a été déterminée bien avant les événements d’Irak. Il semble qu’il n’a fait que gagner en actualité, en dehors des intentions de l’auteur.
Alexandre Charles Kiss: An early example of a territory’s international administration : Crete governed by the European Directory in 1897 The international occupation and administration of Crete constitutes a historical precedent for the intervention of UN peacekeeping forces . At the end of the 19th century a war was threatening between Greece and the Ottoman Empire following the insurrection of the Greek population of Crete, then under Ottoman sovereignty. The collective intervention of six European Great Powers (Austria-Hungary, France, Germany, Italy, Russia and the United Kingdom) and the blockade of the island could prevent the war. International forces also occupied Crete and took over the administration and exercised justice under the authority of a Council of Admirals. The occupation ended with the annexation of Crete by Greece in 1913. [1] Membre exterieur de l’Académie Hongroise des Sciences, Ancien professeur de l’Université Robert Schuman (Strasbourg) [2] Voir, A. Kiss: Répertoire de la pratique française en matière de droit international, Paris, 1969, tome II, no. 740 [3] Op.cit., tome VI, no.81. [4] Op.cit., tome VI, nos 27 et 28. [5] Op.cit., tome V, nos. 156-157. [6] Op.cit.
|
|