Journal of the International Law Department of the University of Miskolc


Miskolc Journal of International Law

Miskolci Nemzetközi Jogi Közlemények

 

Vol. 1. (2004) No. 2. pp. 198-237.

 

Syméon KARAGIANNIS[1]:

Des traités d’échange de populations au nettoyage ethnique

  

Le XXe siècle s’ouvre avec quelques traités organisant « légalement » l’échange de populations entre Etats et se termine avec une nette tentative de criminaliser le nettoyage ethnique. Le raccourci est aussi saisissant que l’évolution du droit international, qu’il met en relief, est spectaculaire[2]. Bien sûr, de nombreuses autres branches du droit ont connu, en l’espace de quelques décennies, des évolutions tout aussi spectaculaires. On n’a qu’à penser au droit civil et, notamment, à des branches aussi emblématiques de celui-ci que le droit de la famille ou le droit des successions, au droit pénal ou encore au droit commercial sans même parler du droit social. Toutefois, on constatera que l’évolution de toutes ces branches (et de beaucoup d’autres) de droit national paraît quelque peu normale, non choquante et, somme toute, ne semble pas forcer outre mesure l’étonnement du spécialiste. L’explication réside, à l’évidence, dans le fait que c’est le législateur qui amorce (audacieux, pionnier) ou qui consacre (réticent, d’abord, mais finissant par emboîter le pas à l’opinion publique) telle ou telle évolution juridique importante. La loi s’impose[3]. L’absence notoire de législateur dans la société internationale est, en revanche, susceptible de rendre toute évolution radicale du droit international sujet de compréhensible, voire de légitime étonnement. Cela d’autant plus que, comme en la matière qui va nous occuper dans les pages qui suivent, le changement n’est pas tant dû à des conventions qui, remplaçant les unes les autres, auraient apporté, par touches successives, de nouveaux éléments à la réglementation internationale qu’à l’évolution, à titre principal, du droit coutumier, réputé pourtant conservateur et, à cause précisément de ce handicap, réputé sinon immuable, du moins lent à subir des modifications salutaires. 

Passer, néanmoins, en moins de sept décennies d’une posture à une autre, exactement à l’opposé de la première, n’est pas chose fréquente en droit international « général » ni, naturellement, chose aisée. Des étapes intermédiaires ont dû être franchies, à des questions complexes des réponses ont dû être fournies et, bien sûr, nombre d’incertitudes, malgré tout, demeurent. Ainsi, les deux notions phares de cette étude entretiennent des rapports non dépourvus d’ambiguïté alors même que de multiples notions voisines existent et compliquent ultérieurement la problématique (I). Le bannissement de la purification ethnique de la « légalité » internationale n’a pas été obtenu directement. Il apparaît, au contraire, comme un aboutissement inévitable et logique de plusieurs dynamiques convergentes du droit international contemporain (II). Enfin, une incertitude frappe, du fait même de la criminalisation progressive du nettoyage ethnique, nombre d’accords, passés ou à conclure, portant sur l’échange de populations (III). 

 

Le difficile apprivoisement des notions 

La complexité de la matière tient au fait que la notion d’échange de populations et celle de purification ethnique entretiennent des rapports compliqués. Si elles se rejoignent sur certains points essentiels, sur d’autres, non négligeables, elles se différencient. Par ailleurs, l’existence, en droit international, d’autres notions voisines, assez nombreuses, ne contribue pas à l’apaisement du débat sémantique. 

Un trait a priori majeur de la notion d’échange de populations est son caractère conventionnel. L’échange, concept bien connu du droit civil, concept surtout omniprésent en droit commercial, ne peut, à l’évidence, se faire unilatéralement. Une nature synallagmatique forte paraît inhérente à la notion d’échange, qui, en principe, impliquera deux parties. De même, si un échange de populations peut, en théorie, concerner plusieurs Etats, en pratique, il sera tout à fait exceptionnel qu’il intéresse plus de deux Etats. Le caractère bilatéral d’un échange de populations est la norme sur laquelle l’on devra raisonnablement s’appuyer. De fait, l’échange de populations est toujours intervenu, d’un point de vue formel et à la connaissance de l’auteur de ces lignes, sur la base d’accords bilatéraux conclu par Etats géographiquement voisins en dépit de certaines tentatives de multilatéralisation qui se relèvent pourtant bien vite fausses.  

De loin le plus célèbre, parmi ces traités bilatéraux, tant par l’attention qu’il a reçu de la part de la doctrine[4] que par ses conséquences sur le plan politique, géostratégique, économique et, last but not least, humain, est la Convention de Lausanne conclue par la Grèce et la Turquie le 30 janvier 1923[5]. Cette Convention avait été précédée de près d’une Convention signée à Neuilly-sur-Seine le 27 novembre 1919[6] par la Grèce et la Bulgarie portant sur l’émigration réciproque[7]. Chacun de ces deux textes sera suivi d’autres accords techniques et portant essentiellement sur le sort des propriétés abandonnées par les émigrants.  

On voit que l’échange de populations est principalement intervenu dans un espace géographique déterminé durant une période historique[8] tout aussi bien déterminée. L’espace en question est l’espace balkanique au sens pourtant large du terme puisqu’il comprend une partie importante de l’Asie mineure. Ledit espace correspond en réalité à celui de l’Empire ottoman avant le commencement des guerres balkaniques de 1912 – 1913. Cet « âge d’or » des échanges de populations est par ailleurs justement la période durant laquelle certaines (on le verra, pas toutes) des conséquences douloureuses du démantèlement de l’Empire ottoman seront à peu près effacées. L’agonie finale de cet Empire commence avec les guerres balkaniques mentionnées, se prolonge avec la première guerre mondiale et touche à sa phase ultime avec la guerre gréco-turque de 1921 – 1922 qui emporte définitivement l’Empire devenu, entre-temps, l’ombre de lui-même. De manière caractéristique, c’est le vainqueur de l’armée grecque, ancien général du Sultan, qui proclamera la fin de l’Empire (et du califat) et, sur les décombres de celui-ci, la République de Turquie. Mustafa Kemal, dénommé le père des Turcs (« Atatürk »), concevra d’ailleurs avec le premier ministre de l’ennemi vaincu, Elefthérios Vénizélos, le plus important des échanges de populations jamais intervenu par voie conventionnelle.  

Kemal Atatürk concevra l’échange des populations grecques et turques à la fois comme un pas capital vers la conciliation avec l’ennemi grec d’hier et comme une exigence préalable en vue d’une institution d’un Etat laïque et moderne qui tourne le dos à l’héritage « oriental » et n’aspire plus, depuis lors, qu’à s’intégrer dans un monde européen, censé représenter le progrès et la modernité, avec lequel l’Empire ottoman a entretenu des rapports, certes, intenses, mais, dans la majeure partie de son histoire, fort conflictuels. La Grèce officielle de Vénizélos n’est pas loin de partager les mêmes préoccupations et aspirations (la laïcité, toutefois, en moins) que la Turquie kemaliste tant et si bien que l’échange des populations conduira dans les années suivantes à un relatif âge d’or de l’amitié gréco-turque culmnant en 1930 avec la visite officielle de Vénizélos à Ankara en 1930 et la signature d’un accord de défense mutuelle en 1933. On a du mal aujourd’hui à concevoir cette étrange, mais parfois sincère (en tout cas au niveau des élites gouvernantes) amitié de la fin des années 1920 et1930[9] lorsque l’on considère qu’elle a été bâtie sur un drame humain à grande échelle et des plus poignants, l’échange forcé des populations. 

L’échange des populations gréco-turques porte en lui le germe de contradictions en même temps qu’il s’efforce, à sa manière, de répondre à certaines interrogations qui se posent à tous les Etats et à tous les peuples européens depuis la Révolution française, dans la mesure où cet événement historique capital consacre et légitime les revendications nationales.  

Ainsi, sur le premier point des préoccupations turques, mais aussi grecques, des années 1920, à savoir la nécessaire réconciliation, seule susceptible de garantir la paix à des peuples qui se combattaient pratiquement en continu depuis presque vingt ans, l’échange de populations a pu paraître sur le moment comme une modalité pratique difficile à éviter. L’Empire ottoman (et en cela, déjà, il mérite son titre d’empire) était pluriethnique et plurireligieux, bâti sur les ruines d’un autre empire pluriethnique (mais, déjà, moins tolérant sur le plan religieux), l’Empire byzantin. Il devint « nationaliste » sur le tard, au début du XXe siècle, grâce (ou à cause …) à l’action du mouvement « jeune-turc », qui s’est créé, certes, afin de sortir l’Empire de son immobilisme politique et social, qui, à terme, le condamnait sûrement à disparaître, mais aussi afin de lutter à armes (et idéologie) égales contre les nationalismes des peuples chrétiens (souvent encouragés par les ennemis extérieurs de l’Empire) qui peuplaient majoritairement les territoires balkaniques de l’Empire. Le nationalisme turc (et non musulman !) ne faisait pourtant qu’en précipiter la chute en s’aliénant non seulement les peuples chrétiens, ce qui obéissait à une certaine logique, mais également les autres peuples musulmans, essentiellement arabes, ce dont la diplomatie britannique saura tirer merveilleusement profit durant la première guerre mondiale. Le nationalisme est en grande partie étranger à un empire et au peuple dominant dans un empire. Un peuple dominant n’est pas par nature nationaliste ; il se contente d’être dominant. Il devient nationaliste en période de déclin pour lutter contre ce déclin alors même que, à terme, son nationalisme transforme le déclin en chute finale.  

La présence sur le territoire de l’Empire ottoman déclinant de populations chrétiennes compactes et, souvent, économiquement et socialement plus évoluées parce qu’ayant su plus tôt que les autres saisir la chance de la modernité, devenait presque une hérésie pour le nationalisme « jeune-turc ». Cela d’autant plus que, pour partie, ces populations se détachaient du modèle impérial, qui, en s’effritant, les toléraient moins, pour envisager favorablement  un éventuel rattachement à la patrie ethnique, principalement la Grèce. 

La Grèce est un Etat créé en 1830 à la suite d’une longue révolution contre le Sultan commencée neuf ans auparavant. Même si, dans ses origines, le mouvement révolutionnaire se voulait pluriethnique et essentiellement social[10], assez tôt, il a été scellé par le nationalisme. Ce fut par la suite une hantise (et un défi) permanente pour le jeune royaume de Grèce que de savoir que des Grecs, qualifiés comme tels sur la base d’un critère linguistique et religieux, pouvaient vivre (et même prospérer), d’ailleurs dans leur immense majorité, en dehors de la Grèce. Un Etat grec n’avait de sens que s’il pouvait, à terme, regrouper l’essentiel de l’hellénisme. Cette idée ne fut d’ailleurs pas propre aux élites du royaume. La Serbie, ayant acquis une large autonomie et bientôt l’indépendance à peu près à la même époque que la Grèce, n’en pensait pas autrement, de même d’ailleurs que l’on verra ce modèle se propager plus tard en Bulgarie, éveillée au nationalisme plus tardivement[11]. C’est pourtant indéniablement en Grèce que cette idée a prospéré au point de devenir pendant un siècle la ligne directrice pratiquement unique de la politique tant intérieure qu’extérieure du pays.  

Si la « Grande Idée » (« Mégali Idéa »), comme elle a été rapidement appelée, a su mobiliser les énergies et, d’une certaine manière, contribuer, au minimum, au raffermissement du pays, pourtant très fragile et dépourvu de richesses naturelles substantielles, elle a eu aussi l’inconvénient de le diriger vers un irrédentisme qui rendait impossible toute entente avec les pays voisins abritant des populations de souche hellénique. Assez logiquement, la « Mégali Idéa » ne pouvait continuer à régir la politique du pays qu’avec la « libération » de tous les territoires « grecs », ce qui, militairement et diplomatiquement, était à peu près impossible, ou s’effondrer lorsque des territoires « grecs » en viendraient à être substantiellement vidés de leur population grecque. A vrai dire, les deux hypothèses de l’alternative se sont en partie réalisées. Cela dit, la Grèce a su globalement tirer mieux son épingle du jeu que ses voisins balkaniques en s’agrandissant sur des territoires que ceux-ci considéraient comme leur revenant sur la base d’arguments parfois, il est vrai, brumeux[12]. En revanche, la « Grande Idée » va s’effondrer avec la défaite militaire en Asie Mineure en septembre 1921. Le dernier territoire important que les idéologues grecs pouvaient encore revendiquer comme ethniquement grec, en dépit du fait que les populations chrétiennes et musulmanes étaient particulièrement enchevêtrées, était justement l’Asie mineure égéenne, qui, par ailleurs, avait été attribuée en partie à la Grèce par le traité de paix de Sèvres du 10 août 1920[13]. La non-acceptation de ce traité par de larges parties de la population et des dirigeants musulmans mais aussi le fait que, rapidement, les adversaires politiques de Vénizélos (qui a su arracher aux alliés la région de Smyrne, mais qui a perdu les élections suivantes) ont voulu aller au-delà du traité de Sèvres dans leurs revendications territoriales, feront que la Grèce, politiquement isolée, ne pourra soutenir pendant longtemps l’effort de guerre contre la Turquie. Le reflux des forces grecques, qui, à un moment donné, en poursuivant les forces turques, ont pu menacer Ankara, va aussi entraîner la fuite des populations grecques d’Asie mineure. Même à considérer que les autorités turques n’étaient pas officiellement responsables de ce vaste mouvement de déracinement, toujours est-il qu’elles n’ont rien fait non plus pour l’empêcher ou même pour le maîtriser. La « catastrophe » d’Asie mineure, comme les Grecs l’appellent toujours, en dehors d’un nombre indéterminé de victimes civiles (exécutions sommaires, famine), provoquera l’un des plus grands mouvements de réfugiés que jamais un Etat, proportionnellement à sa population, a dû accueillir[14].  

L’échange des populations grecques et turques enlève ainsi, dans la douleur et la désillusion (du moins en ce qui concerne la Grèce[15]), la justification majeure, sinon carrément la raison d’être de l’irrédentisme « mégaloïdéate ». La paix devient possible puisque la guerre n’a plus aucun objectif visible, à supposer que les anciens belligérants eussent eu encore l’envie et la force de continuer à se battre. Tel qu’il est prévu par la Convention de Lausanne, l’échange des populations contribuera rapidement à faire des deux Etats concernés des Etats assez homogènes sur le plan religieux bien que soit prévu le maintien de la population grecque de Constantinople autour du patriarcat orthodoxe œcuménique, dans la mesure où les Grecs concernés pouvaient prouver qu’« ils étaient établis avant le 30 octobre 1918 dans les circonscriptions de la Préfecture de la Ville de Constantinople, telles qu’elles sont délimitées par la loi de 1912 »[16]. Cette homogénéité religieuse a, néanmoins, quelque chose de cocasse dans le cas surtout de la Turquie kemaliste qui se veut strictement laïque et qui prendra même de sévères mesures à l’encontre des autorités religieuses musulmanes récalcitrantes à l’idée de laïcisation et modernisation du pays[17]. L’homogénéité se veut également  linguistique, mais, ici encore, il y a une part, non négligeable, de non-dit. Certaines minorités non grécophones subsisteront en Grèce jusqu’au lendemain de la seconde guerre mondiale, mais leur sort sera scellé par la défaite militaire du puissant parti communiste grec dans la guerre civile de 1947 – 1949 qui l’opposera au gouvernement pro-américain et nationaliste de l’époque. La quasi-totalité des citoyens grecs albanophones et slavophones, ayant activement pris parti en faveur de la gauche, qui, entre autres, leur promettait une stricte égalité de droits, ont suivi dans l’exil dans les démocraties populaires les restes de l’armée communiste[18]. La situation en Turquie se présente autrement dans la mesure où, pendant longtemps, les autorités kemalistes nieront la présence sur le sol turc d’importantes minorités non turcophones mais musulmanes, notamment des Kurdes, qui, selon des estimations, constituent jusqu’au quart de la population de ce pays. Le déni total de la langue et de la culture kurdes, longtemps véhiculé par une répression policière sans faille, mènera le pays, quoique plusieurs décennies plus tard, à une guerre civile de grande envergure qui effacera un certain nombre de progrès accomplis par Kemal et ses successeurs. 

Or, justement, l’une des conséquences les plus spectaculaires que l’échange des populations gréco-turques  a entraînée est la marche vers le progrès économique, social et culturel dans chacun des deux pays concernés. Les réfugiés d’Asie mineure, mus, entre autres, par le sentiment qu’ils ne pouvaient rien attendre d’un Etat grec socialement rudimentaire et économiquement ruiné, et qu’il leur fallait prendre leur destin en leurs mains, ont donné à l’économie grecque une impulsion pratiquement jamais rencontrée depuis. Le cas turc est peut-être encore plus intéressant d’examiner. Les réfugiés musulmans, déjà beaucoup moins nombreux que les réfugiés grecs, ne pouvaient peser d’aucune manière dans la masse de la population turque, de telle manière qu’il est exclu que l’on puisse voir en eux une catégorie de consommateurs donnant, par exemple, de par leur apport démographique, un coup de fouet à une économie turque tout aussi exsangue que l’économie grecque à la fin de la guerre. De même, les « échangés » turcs, contrairement à leurs « homologues » grecs, appartenaient rarement aux élites intellectuelles ou économiques du pays qu’ils quittaient. Or, c’est dans les années 1920 et 1930 que la société et l’économie ainsi que l’Etat turc se transforment en profondeur et rattrapent une partie du retard historique que l’Empire ottoman avait fini par accuser par rapport à l’Europe. Il est vrai que le volontarisme – et l’autoritarisme – de Kemal y est pour beaucoup. 

De là, il n’y a pourtant qu’un pas à franchir pour affirmer que l’échange de populations organisé par la Convention de Lausanne se trouve à la base d’une réorganisation heureuse des Etats et des sociétés dans les deux pays concernés. Quelque peu politiquement correcte que pareille affirmation soit, il semble à première vue que cet indéniable essor économique, social et intellectuel observé confirmerait un point de vue mazzinien, suivant lequel la prospérité, voire la démocratie ne sauraient s’épanouir que dans des Etats « ethniquement » homogènes délivrés de l’hypothèque de minorités (en tout cas, substantielles) les menaçant, les délégitimant et nourrissant, parfois à leur corps défendant, l’irrédentisme des voisins. 

Des responsables tiers, notamment à la Société des Nations, ont, en effet, vu dans l’échange des populations grecques et turques non seulement une garantie pour la paix entre les deux Etats mais aussi « le moyen le plus rapide et le plus efficace de donner une solution aux graves problèmes économiques issus du grand déplacement ethnique qui a déjà eu lieu »[19]. De telles positions radicales, qui bien sûr appellent de légitimes objections de plusieurs points de vue, dont, on le verra, le point de vue humain n’est pas le moins important, n’ont pas été considérées avec faveur par tous les politiciens et diplomates de l’époque. La Convention de Lausanne semblerait fournir un contre-exemple spectaculaire. En a-t-il pourtant été ainsi en réalité ? 

D’emblée, il convient de relever que le départ d’une grande partie de la population grecque d’Asie mineure avait déjà eu lieu avant même la signature et l’entrée en vigueur effective de la Convention. Rien, par exemple, qu’à Smyrne (Izmir), principale ville habitée par les Grecs, quelque 200.000 chrétiens (Grecs, mais aussi Arméniens) avaient fui au moment où l’armée turque l’occupait (et l’incendiait ; les 13 et 14 septembre 1921). La Convention de Lausanne ne fait que consacrer un fait déjà largement accompli dont témoigne éloquemment nombre de ses articles se référant à des habitants ayant déjà quitté leurs terres ancestrales. Il s’agit donc, en grande partie, d’un instrument de « régularisation » d’une situation factuelle[20]. Ses effets sont, en quelque sorte, rétroactifs, dans le sens qu’ils disposent pour le passé. La Convention dispose, néanmoins, aussi pour l’avenir dans la mesure où son article premier, alinéa 2 énonce que « ces personnes ne pourront venir se rétablir en Turquie ou, respectivement, en Grèce, sans l’autorisation du Gouvernement turc ou, respectivement, du Gouvernement hellénique ».  

Dans la mesure par ailleurs où l’un des deux Etats signataires, la Grèce, qui est celle qui a le plus perdu (ou le moins gagné) dans l’échange des populations[21], n’avait pratiquement pas le choix[22], on peut se demander si la Convention de Lausanne était, déjà pour les standards du droit international de l’époque, un vrai acte conventionnel ou, au contraire, un acte imposé par la partie forte à la partie faible[23], bref un acte unilatéral transformé (ou déguisé ?), formellement, pour les besoins de la cause, en acte conventionnel. Au minimum, il aurait pu être considéré comme un traité inégal. 

La Convention de Neuilly-sur-Seine entre la Grèce et la Bulgarie relative à l’émigration réciproque du 27 novembre 1919 se présente sous un jour différent. Sa comparaison à la Convention de Lausanne est immédiatement utile pour comprendre le caractère en réalité peu conventionnel de cette dernière, du moins en ce qui concerne le consentement à être liée de la Grèce. En dépit du fait que la Convention gréco-bulgare se présente comme un prolongement du Traité de paix entre les Alliés et la Bulgarie conclu le même jour à Neuilly-sur-Seine[24], elle apparaît beaucoup plus équilibrée que la Convention de Lausanne en ce qu’elle porte non pas sur un quelconque, qui plus est forcé[25], échange de populations, mais sur la facilitation de l’émigration d’individus appartenant à la minorité bulgare en Grèce ou à la minorité grecque en Bulgarie. Le caractère volontaire de l’émigration, déjà souhaité par le Traité de paix, est souligné à plusieurs reprises dans la Convention gréco-bulgare et est d’ailleurs explicitement mentionné dans l’intitulé du « Règlement sur l’émigration réciproque et volontaire des minorités grecques et bulgares » élaboré par la Commission mixte d’émigration gréco-bulgare[26]. Ainsi, suivant l’article premier de la Convention, « les hautes Parties Contractantes reconnaissent à leurs ressortissants appartenant à des minorités […] le droit d’émigrer librement dans leurs territoires respectifs » tandis que, suivant l’article 2, alinéa premier, elles « s’engagent à faciliter, par tous les moyens dont elles disposent, l’exercice [de ce] droit et n’apporter directement ou indirectement aucune entrave à la liberté d’émigration »[27]. Ce caractère strictement volontaire de l’émigration[28] rapproche, toute proportion gardée par ailleurs, la Convention de Neuilly d’un traité de protection des droits de l’homme dans la mesure où elle accorde à certains individus le droit à la liberté d’installation[29], droit qui, il faut bien croire, ne leur était point reconnu jusqu’alors par l’Etat d’origine ou bien par l’Etat de destination et, probablement, ni par l’un ni par l’autre. Comme il est bien connu, les traités de protection des droits de l’homme échappent à toute logique synallagmatique et ne peuvent non plus être considérés comme conférant un quelconque avantage à l’un ou à l’autre de leurs signataires. Cela, même si la logique profonde de la Convention gréco-bulgare est de faciliter la constitution d’Etats ethniquement homogènes et d’éviter, à l’avenir, les irrédentismes et les risques de guerre qui accompagnent ces derniers. Ce n’est pas un hasard si c’est le Traité de paix de Neuilly (qui, on présume, ambitionne d’éviter une nouvelle guerre[30]) qui « souffle » la solution de l’« émigration réciproque » aux deux pays. 

En ce qui concerne la marge de négociation de la Bulgarie, le caractère « volontaire » de l’émigration gomme l’infériorité de ce pays, infériorité à laquelle on aurait pu logiquement s’attendre étant donné que ce pays comptait parmi les vaincus de la première guerre mondiale. Le fait même que la Convention constitue le prolongement du Traité de paix avec les alliés offre à Sofia la protection (ou l’illusion ?) du multilatéralisme face à l’éventuel arbitraire (ou l’éventuel désir de revanche) de son cocontractant hellénique[31]. A noter aussi qu’une relative multilatéralisation de la Convention bilatérale est prévue par son article 16, alinéa premier, suivant lequel « dans le délai d’un an à dater de sa mise en vigueur, la présente Convention sera ouverte à l’adhésion des Etats ayant une frontière commune avec l’un des Etats signataires ».  

Six ans auparavant (le 16 – 29 septembre 1913), la Bulgarie avait signé à Constantinople un Protocole d’échange de populations annexé au Traité de paix mettant un terme à la deuxième guerre balkanique[32]. L’objectif de ce Protocole était, en réalité, fort modeste. Il portait accord des deux gouvernements de « faciliter l’échange facultatif mutuel des populations bulgare et musulmane de part et d’autre ainsi que de leurs propriétés dans une zone de 15 kilomètres au plus, le long de toute la frontière commune » (article C, alinéa 1). Toutefois, plus qu’à prévoir un échange de populations à intervenir, ce texte se limitait, en fait, à entériner une situation déjà matérialisée globalement sur le terrain, surtout depuis la prise d’Andrinople (Edirne) par les troupes ottomanes. Il a pu tout de même concerner environ 48.000 Turcs et 46.000 Bulgares. 

Que l’accord des Etats contractants soit sincère ou pas, extorqué ou spontané, toujours est-il que les Conventions de Constantinople, de Neuilly, de Lausanne se présentent indéniablement, au point de vue formel, comme des traités internationaux, d’ailleurs dûment enregistrés comme tels auprès du secrétariat de la Société des Nations. En revanche, dans d’autres cas d’échange effectif de populations, il est pour le moins permis d’émettre quelques doutes au sujet de leur caractère conventionnel [33]. Il est possible que l’échange soit revendiqué comme résultant d’un accord international par l’une seulement des parties concernées. Il est également possible qu’il ne soit pas formellement revendiqué ni par l’une ni par l’autre, mais que l’on puisse tout de même songer à l’existence d’un accord tacite ou implicite au vu des données réelles de l’affaire. 

Le premier cas de figure pourrait être illustré par l’affaire chypriote. Cette île de la Méditerranée orientale, devenue Etat indépendant en 1960, avait une population mixte, essentiellement de souche grecque et turque, mais avec une nette prépondérance de la communauté grecque (environ 80% de la population totale)[34]. Des tensions dans les rapports intracommunautaires se sont manifestées très rapidement après l’indépendance, laquelle était considérée par la communauté grecque comme un pis-aller, les souhaits de celle-ci allant nettement en faveur du rattachement de l’île à la Grèce, à la fin de la période coloniale britannique. Toutefois, la séparation des communautés grecque et turque de l’île n’interviendra de manière totale qu’après l’invasion de l’île par l’armée turque durant l’été 1974. Quelques années plus tard, en 1983, une « république turque de Chypre Nord » a été autoproclamée dans les territoires au Nord de l’île occupés par l’armée turque (un peu moins de 40% de la superficie totale). Elle n’est, à ce jour, reconnue que par la seule Turquie, laquelle est généralement considérée comme une puissance occupante s’y maintenant illégalement. Aussi bien le Nord que le Sud de Chypre sont depuis déjà 1974 des territoires assez largement homogènes au point de vue de leurs populations respectives, malgré la présence d’une petite communauté grecque dans le Nord et d’une petite communauté turque dans le Sud (laquelle a récemment tendance à augmenter à mesure que les difficultés économiques du Nord s’approfondissent). Les autorités du Nord prétendent que les quelque 160.000 Gréco-chypriotes qui ont fui le Nord et les quelque 40.000 Turco-chypriotes qui ont fui le Sud ont fait l’objet d’un accord d’échange de populations entre les autorités des deux communautés. A cet égard, on se trouverait en face d’un nouvel accord d’échange de populations, probablement le plus récent dans l’histoire des relations internationales et surtout conclu alors même que le droit international, ainsi qu’on le verra, a radicalement changé sur ce point depuis les accords d’échange balkaniques du début de l’entre-deux-guerres. 

En réalité, des doutes planent sur la matérialité d’un tel accord d’échange de populations entre les deux communautés de l’île de Chypre. On relèvera tout d’abord que l’existence même d’un tel accord est entourée de mystère dans la mesure déjà où une seule des deux communautés, la communauté chypriote turque, prétend qu’il a été conclu en bonne et due forme (le 2 août 1975), l’autre paraissant récuser l’idée de conclusion formelle de pareil accord[35]. Il est vrai que la « république » que les dirigeants turco-chypriotes ont proclamée n’est viable que sous la stricte condition que les réfugiés Chypriotes grecs qui ont fui le Nord de l’île ne puissent y retourner. En effet, avec leur seul poids démographique, ces derniers deviendraient automatiquement majoritaires et la « république » du Nord n’aurait plus aucune raison d’être. Il est significatif, à cet égard, que la Cour européenne des droits de l’homme, dans les nombreuses affaires portées devant elle par des ressortissants chypriotes (grecs) contre la Turquie, n’a même pas eu à examiner ce prétendu accord. Or, son existence aurait pu prima facie être opposée aux requérants se plaignant d’être privés de leur propriété immobilière sise au Nord de l’île et de ne plus y avoir physiquement accès. Ce ne serait que dans un second temps où l’on aurait pu se pencher sur la question de la conformité de cet « accord » au droit international. Il est intéressant de noter, à cet égard, que seul le juge turc dans son opinion dissidente (commune avec le juge français) jointe à l’arrêt Loizidou c. Turquie (fond) du 18 décembre 1996 se réfère, mais sans aucunement insister là-dessus, à un « échange des populations convenu d’un commun accord avec les deux administrations turque et cypriote ». 

Or, justement, il convient de pouvoir qualifier juridiquement cet accord. Eu égard au fait que, à l’exception de la Turquie, aucun Etat n’a reconnu la « république turque de Chypre Nord »[36], l’éventuel accord d’échange de populations aurait été conclu entre un Etat, la république de Chypre, qui depuis 1974 ne contrôle que le Sud de l’île, et une autre entité. Que l’on appelle cette dernière « communauté », groupe de rebelles, entité sécessionniste ou autrement, toujours est-il qu’elle manquerait la « treaty making power »[37]. Au mieux, l’éventuel accord serait un acte de droit interne ne sachant produire des effets dans l’ordre juridique international. 

Il est vrai qu’on pourrait opposer à cette dernière conclusion le Traité de paix de Dayton - Paris du 14 décembre 1995 qui a mis (provisoirement ?) un terme à la guerre en Bosnie-Herzégovine en impliquant fortement deux entités infra-étatiques, la République serbe (de Bosnie-Herzégovine) et la Fédération (croato-musulmane) de Bosnie-Herzégovine. On notera, toutefois, que ce Traité reste indéniablement international dans la mesure où trois Etats, la Bosnie-Herzégovine, la Croatie et la Yougoslavie, en sont les signataires formels[38]. Surtout, il serait difficile de prétendre que ce Traité provoque ou entérine un quelconque échange de populations en dépit du fait que l’immense majorité des réfugiés (notamment, mais pas exclusivement, des musulmans ayant fui les territoires contrôlés par la république serbe de Bosnie-Herzégovine) n’ont pu regagner, presque dix ans plus tard, leurs foyers. Le Traité de paix, loin de constituer un accord d’échange de populations, condamne la politique de purification ethnique et consacre, dans son Annexe n° 7, un véritable droit au retour pour les personnes déplacées[39]. Le fait que sa mise en œuvre a globalement échoué sur ce point ne le transforme point, implicitement, en un accord d’échange de populations bien que certains aient pu lui reprocher le fait d’entériner en pratique la partition de la Bosnie-Herzégovine en deux entités fédérées, partition qui, en soi, était grosse du risque de ce que l’accord voulait justement éviter, à savoir un caractère permanent des déplacements de populations. On notera, toutefois, qu’un mauvais traité (à supposer qu’il le soit) n’en est pas pour autant un traité illégal. 

Un autre exemple de déplacements massifs de populations, qui se trouve constamment, et depuis plusieurs décennies sous le feu de l’actualité, est celui des populations arabes palestiniennes mais également arabes juives. Durant la même période, à la fin des années 1940 et au début des années 1950, des centaines de milliers d’Arabes palestiniens ont quitté leurs foyers se trouvant sur le territoire du nouvel Etat d’Israël en même temps que plusieurs centaines de milliers de Juifs arabes devaient quitter leurs foyers dans un grand nombre d’Etats arabes du Machrek (y compris la Palestine hors Israël) et, un peu plus tard, aussi du Maghreb. Pourrait-on parler, dans ces circonstances, d’accord d’échange de populations ? Il est vrai que l’objectif, qui, de toute façon, est loin d’être atteint pour l’Etat d’Israël, un citoyen israélien sur cinq étant toujours de langue arabe et, souvent, de religion musulmane[40], était le même que celui qui se cache derrière tout « véritable » accord d’échange de populations, forcé ou « volontaire », à savoir l’homogénéité ethnique ou religieuse et linguistique des pays concernés. Le fait par ailleurs que les transferts de populations  n’ont pas été simultanés mais ont pu se dérouler sur plusieurs années et, parfois, par vagues successives, ne peut, en soi, constituer un obstacle dirimant à l’existence d’un accord. Un accord ne saurait être confondu avec sa mise en œuvre matérielle.  

Rapidement, pourtant, une telle analyse s’avérerait fausse s’agissant du conflit israélo-arabe. Il est tout d’abord remarquable que, dans cette affaire, sont impliqués plusieurs Etats dont d’ailleurs le nombre exact reste indéterminé, tous les Etats arabes n’ayant pas manifesté le même zèle de chasser leurs populations juives. Or, comme on l’a déjà vu, il est difficile de voir dans un échange de populations (dans un quelconque échange d’ailleurs) une multitude de protagonistes. Comme le montrent les indéniables accords d’échange que sont les Conventions de Neuilly et de Lausanne, les Etats concernés sont toujours deux[41]. Même si, face à Israël, se trouvent nombre d’Etats ayant plusieurs caractéristiques communes (religieuses, linguistiques, culturelles) et poursuivant, en tout cas à l’époque des tristes événements, une même politique à l’égard de l’Etat juif, il reste impossible de faire de la masse de ces Etats un Etat. L’impossibilité de trouver trace d’un éventuel accord de transfert des populations jette également le doute sur l’existence même de cet accord. Enfin, personne parmi les intéressés n’en revendique formellement l’existence et, qui plus est, tous condamnent le transfert des populations quoique, mais cela est logique, chacun condamne surtout le transfert dont lui-même est tombé victime pour rester, presque toujours, impassible face au drame vécu par l’autre. Cela en dépit du fait que les revendications palestiniennes[42] en matière de droit au retour des réfugiés sont beaucoup plus fortes et constantes[43] que les revendications analogues d’Israël[44]

Dans des cas, comme celui qu’on vient d’envisager, il est plus sain de rompre totalement avec la logique largement artificielle de l’échange et de regarder les choses comme elles se sont réellement produites. Il y a eu éloignement de populations de leurs foyers ancestraux, mais de manière unilatérale, quitte à ce que les deux unilatéralismes puissent momentanément – et tout à fait superficiellement – donner l’impression d’un accord implicite, tacite, secret. Toutefois, alors même que le droit international semble retenir sans gêne le terme d’« échange » pour qualifier un éloignement réciproque de populations du territoire de l’Etat contractant vers le territoire de son cocontractant, il ne semble pas y avoir unanimité en matière terminologique lorsque l’éloignement d’une population vers le territoire d’un autre Etat intervient de manière unilatérale. Deux termes, en effet, semblent être en lice : expulsion et transfert. Chacun a son propre contexte d’origine et sa propre connotation, mais, à l’arrivée, leurs ressemblances seront plus importantes que les différences qui peuvent les séparer[45]

« Expulser » est, pour les dictionnaires standards de langue française, « chasser quelqu’un du lieu où il est établi » ou bien le « chasser par la force ou par une décision de l’autorité »[46]. Or, il est vrai, dans la mesure où les droits nationaux de la grande majorité des Etats interdisent l’expulsion des nationaux du territoire national[47], le terme d’« expulsion » a largement fini par s’appliquer à l’éloignement du territoire national des seuls étrangers[48], qu’ils possèdent la nationalité d’un autre Etat ou qu’ils soient apatrides. Toutefois, le terme désigne largement l’éloignement d’individus et, même si une multiplication de tels éloignements individuels peut finir par affecter un grand nombre d’individus, toujours est-il qu’il sera difficile sinon impossible d’en arriver à affecter, par cette méthode, des « populations ». Les principaux textes internationaux de protection des droits de l’homme prennent d’ailleurs soin de distinguer l’expulsion individuelle de l’expulsion collective. Cette dernière a pu être définie comme signifiant « toute mesure contraignant des étrangers, en tant que groupe, à quitter un pays, sauf dans les cas où une telle mesure est prise à l’issue et sur la base d’un examen raisonnable et objectif de la situation particulière de chacun des étrangers qui forment le groupe »[49]. C’est donc la non-différenciation des situations individuelles des membres du groupe à expulser qui nous fait passer de la catégorie des expulsions à grand nombre à celle des expulsions collectives. Le membre du groupe est, dans ce dernier cas, envisagé sous sa seule qualité de membre du groupe. En revanche, les membres du groupe doivent pouvoir être distingués en tant que tels par un certain nombre de caractéristiques communes. La Charte africaine des droits de l’homme et des peuples, elle, n’hésite pas à définir explicitement l’expulsion collective comme celle « qui vise globalement des groupes nationaux, raciaux, ethniques ou religieux » (article 12 § 5). L’expulsion est, en tout cas, qu’elle soit individuelle ou collective, purement unilatérale, ce qui la distingue de l’extradition, notion où un élément de bilatéralisme refait son apparition, premièrement, parce que l’extradition en principe s’obtient sur la base d’une convention préalable d’extradition (bilatérale, dans la grande majorité des cas) et, deuxièmement, parce que l’éloignement de l’étranger se fait sur sollicitation de l’Etat vers le territoire duquel l’extradé sera dirigé. L’extradition ne peut d’ailleurs se concevoir que sous une forme individuelle.

La notion de transfert a d’indéniables points en commun avec l’expulsion mais, dès le départ[50], elle semble avoir concerné uniquement des groupes et non point d’individus[51]. Selon le Dictionnaire de droit international public[52], on entend par « transfert de populations » l’« action de déplacer collectivement des personnes soumises à la juridiction d’un Etat vers un autre Etat en vue de procéder à des regroupements fondés sur un critère distinctif déterminé […] ou en vue de vider une partie de territoire de ses habitants au profit d’un autre groupement humain ». Cette définition fait particulièrement relever la finalité du transfert de populations bien que cette finalité semble à peu près acquise à partir du moment où l’on ne peut raisonnablement attendre à ce qu’un Etat organise ou incite au transfert toute une population sans raisons politiques ou économiques importantes. Il est plus intéressant de souligner le caractère délibéré du transfert même si celui-ci peut revêtir des formes indirectes. Les rédacteurs du rapport préliminaire du 6 juillet 1993 sur « Les transferts de populations, y compris l’implantation de colons et de colonies, considérés sous l’angle des droits de l’homme », soumis à la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, mentionnent à cet égard, à côté de la contrainte officielle, la possibilité d’une négligence malveillante, des subventions financières, la planification, le recrutement de colons, la législation ou d’autres initiatives juridiques et même l’administration de la justice[53].  

Les populations concernées ne se mettront en tout cas pas à émigrer, si l’une ou, vraisemblablement, plusieurs de ces formes de coercition n’entrent en œuvre. Toutefois, alors même que l’expulsion peut avoir un caractère davantage spontané, le transfert d’une population sera presque toujours soigneusement organisé sans que, naturellement, les souffrances des populations transférées soient fonction du degré de perfectionnement du transfert et de ses modalités. L’organisation, que la notion de transfert de population véhicule presque naturellement, peut aussi amener à une autre différence de celui-ci par rapport à l’expulsion collective. Le transfert peut, en effet, avoir une base non unilatérale et cela dans deux hypothèses différentes.  

En premier lieu, étant donné l’organisation de longue date et, souvent, se déroulant sur une longue période, d’un transfert de populations, les Etats tiers ont matériellement le temps de réagir et ne sont pas tout à fait mis devant un fait accompli, comme cela sera probablement le cas dans l’hypothèse d’une expulsion collective. Les populations transférées le seront sur le territoire d’un autre Etat (plus rarement de plusieurs autres Etats)[54]. L’Etat qui les accueille, en les accueillant même, consent implicitement à ce transfert, surtout s’il ne fait pas tout pour empêcher pareil transfert[55]. Le soupçon du consentement sera d’autant plus grand que l’Etat d’accueil sera vu comme la mère patrie ethnique des populations transférées. Bien sûr, il ne sera pas facile de parler, dans de telscas, d’accord entre l’Etat d’origine et l’Etat d’accueil, sinon dans un sens purement politiste et ajuridique. On retombera ici à peu près dans le cas de figure prévalant à Chypre au moment de la partition de l’île suite à l’invasion turque. 

Toutefois, un accord, au sens du droit international cette fois, portant sur le transfert de populations, peut aussi exister. Ainsi, il est assez connu, que le troisième Reich a conclu plusieurs accords de transfert en Allemagne de populations ethniquement allemandes (Volksdeutsche) avec nombre d’Etats de l’Europe de l’Est mais aussi avec l’Italie (concernant le Tyrol du Sud). Ces accords ressemblent bien sûr aux accords d’échange de populations qu’on a pu étudier auparavant  mais ils n’impliquent pas, par la nature des choses, un échange, c’est-à-dire un transfert de populations dans les deux sens. Les rapatriements en question étaient, de toute façon, volontaires. En réalité, d’ailleurs, ces accords n’ont eu de succès que par rapport aux Etats baltes et cela essentiellement depuis l’invasion de ceux-ci par l’Union soviétique[56]

En dernier lieu, il peut y avoir accord portant sur le transfert de populations conclu non pas entre Etat d’accueil et Etat d’origine mais conclu uniquement entre Etats d’origine et, éventuellement, aussi d’autres Etats tiers. Le fait déjà que l’Etat d’accueil ne puisse avoir voix au chapitre est extraordinaire et implique automatiquement qu’il n’est plus tout à fait souverain ou, en tout cas, pas considéré comme tel par les cocontractants. De fait, l’unique – apparemment – exemple en ce sens nous est fourni par le communiqué du 2 août 1945 adopté en marge de la Conférence des Alliés sur l’Allemagne en vertu duquel les gouvernements victorieux des trois principaux alliés, « après l’avoir examiné sous tous ses aspects, reconnaissent [sur demande des trois gouvernements concernés] qu’il y aura lieu de procéder au transfert en Allemagne des populations allemandes restant en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie. Ils sont d’accord pour estimer que ces transferts devront être effectués de façon ordonnée et humaine »[57]. Encore convient-il de souligner que les gouvernements victorieux des Etats-Unis d’Amérique, de l’Union soviétique et du Royaume-Uni se considèrent, en ce moment, comme dépositaires de l’autorité en Allemagne. Prévoyant que « l’arrivée d’un grand nombre d’Allemands en Allemagne accroîtrait la charge qui pèse déjà sur les autorités d’occupation », les trois puissances alliées appellent à une « répartition équitable entre les différentes zones d’occupation ». L’Etat de destination (auquel semblent se substituer ici les puissances occupantes) n’est donc finalement pas absent de cet accord de transfert de populations. 

 

L’ambiguite d’un bannissement 

Echange de populations, expulsion collective, transfert de populations (sous sa forme unilatérale ou sous sa forme conventionnelle) sont des notions, certes, différentes, mais traversées aussi par un fil rouge on ne peut plus visible. Toutes les trois visent à rendre un ou plusieurs Etats ethniquement, religieusement ou linguistiquement plus homogène. L’intensité avec laquelle elles poursuivent cet objectif n’est bien sûr pas la même. Schématiquement, on pourrait dire que le plus efficace parmi ces procédés est l’échange des populations, qui, forcé et obligatoire, est assuré de réaliser son objectif à la perfection. L’échange des populations grecques et turques organisé par la Convention de Lausanne de 1923 reste l’exemple unique[58] et indépassable dans sa radicalité. Viendrait ensuite un échange de populations volontaire, procédé qui n’est pas sûr de garantir l’homogénéité souhaitée et qui ressemble à s’y méprendre à l’une des formes conventionnelles du transfert de populations[59]. Un transfert non conventionnel aurait relativement peu d’efficacité dans la mesure où il risquerait fort de rencontrer des résistances, surtout de la part de l’Etat de destination des populations transférées. L’expulsion collective reste encore plus en retrait dans la mesure où elle peut bien ne pas viser directement l’idéal de l’homogénéité ethnique mais obéir à des considérations plus conjoncturelles (résorption du chômage dans l’Etat d’expulsion, raisons sécuritaires ou banalement électoralistes, etc.).  

Tournant d’une certaine manière autour du pot, ces notions n’énonçaient pourtant pas, par le passé, leur dénominateur commun. Leurs dissemblances étaient davantage mises en exergue que leurs ressemblances. La notion qui en assure la synthèse est récente et, par les mots même avec lesquels elle a fini par s’exprimer, elle prend le contre-pied de la respectabilité dans laquelle se complaisaient les notions traditionnelles et, jusqu’ici, rapidement étudiées. La nouvelle notion s’appelle nettoyage ethnique mais l’on rencontre tout aussi fréquemment, en français, le terme de purification ou d’épuration ethniques. Ces termes sont rageusement railleurs. Faisant davantage penser à des détergents[60] qu’à la grande politique étatique, ils tournent en ridicule, à leur manière, à la fois ironique, humoristique et profondément tragique, la «grande» politique dans le domaine considéré. Surtout, ces termes ne mâchent pas leurs mots. Ils disent crûment ce qu’«échange» ou «transfert» de population édulcorent, enrobent et, le plus souvent, taisent. 

Il est difficile de fournir une définition incontestable du nettoyage ethnique. De manière caractéristique, le Dictionnaire de droit international public[61] en fournit plusieurs : « Harassements (homicides intentionnels, tortures, viols généralisés et systématiques, et autres actes inhumains d’une extrême gravité) ou déplacements forcés visant à détruire en tout ou en partie, ou à contraindre au départ, un groupe national, ethnique, racial ou religieux en vue d’assurer l’homogénéité ethnique dans un territoire donné». La difficulté avec «cette» définition est qu’elle contient deux éléments constitutifs alternatifs («harassements» ou «déplacements») mais aussi deux finalités alternatives («détruire» ou «contraindre au départ»), chacune renvoyant par ailleurs à une finalité d’un autre niveau, qu’on pourrait qualifier de plus profonde (« assurer l’homogénéité ethnique»). Si l’on combine chaque élément constitutif avec chaque finalité, l’on obtient au total quatre définitions du nettoyage ethnique[62]. Le moins qu’on puisse dire est donc que la notion du nettoyage ethnique est loin d’être certaine.  

Les textes internationaux, juridiques et politiques, qui l’utilisent, tout en la condamnant dans les termes les plus sévères, s’abstiennent à leur tour de la cerner de manière rigoureuse. En effet, la plupart du temps, lorsque, en tout cas, la notion n’est tout simplement pas utilisée comme une notion d’évidence ne nécessitant aucune définition particulière (ce qui arrive un peu trop souvent …), les textes cherchent à la cerner de manière éminemment impressionniste. Ainsi, par exemple, l’un des premiers textes à y avoir recours, la résolution 47/121 de l’Assemblée générale des Nations Unies en date du 7 avril 1992, relative à la situation en Bosnie-Herzégovine, signale que « des violations constantes, flagrantes et systématiques des droits de l’homme, par le nombre croissant de réfugiés qui résulte des expulsions massives de civils sans défense de leurs foyers et par l’existence, dans les zones sous domination serbe et monténégrine, de camps de concentration et de centres de détention » « concourent à l’ignoble politique de ‘‘nettoyage ethnique’’ ». « Concourir » à quelque chose signifie contribuer à le créer, mais il est toujours sous-entendu que d’autres facteurs en sont également responsables, facteurs sur lesquels la résolution garde un mutisme obstiné. On retiendra, de toute façon, que parmi les facteurs « déclencheurs » de nettoyage ethnique, auxquels se réfère cette résolution, la plupart ne sont pas, per se, susceptibles de le créer. Seules a priori les « expulsions massives de civils de leurs foyers » peuvent se voir attribuer l’honneur douteux de créer, en tout cas directement, du nettoyage ethnique.  

Une autre résolution de l’Assemblée générale (49/10 en date du 8 novembre 1994, relative à la situation en Bosnie-Herzégovine) se réfère à une « campagne persistante et systématique de nettoyage ethnique assortie de meurtres, viols, tortures et autres traitements inhumains ». Force est d’observer que ledit nettoyage ethnique  n’est qu’« assorti » des actes inhumains mentionnés, ce qui signifie que l’on puisse parfaitement avoir un nettoyage ethnique sans perpétration de tels actes. Ce ne sont pas lesdits « meurtres, viols, tortures et autres traitements inhumains » qui constituent le nettoyage ethnique ; ceux-ci ne font que l’accompagner, en augmentant bien sûr, au passage, son « efficacité ». Mais ces actes ne le définissent point.  

Dans une autre résolution (50/190 en date du 6 mars 1996), l’Assemblée générale estime, en accord avec la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités, que « les Albanais du Kosovo, dans leur ensemble, font massivement l’objet de pratiques gravement discriminatoires et répressives qui provoquent un mouvement généralisé d’émigration involontaire », et ajoute que ces « mesures et pratiques constituent une forme de nettoyage ethnique ». Cela signifie, par excellence, que le nettoyage ethnique est une notion polymorphe et, par là même, peu susceptible d’être cernée sinon de manière casuistique. Parfois, enfin, l’Assemblée générale préfère mettre le poids sur la finalité et non pas sur les éléments constitutifs du nettoyage ethnique, en laissant comprendre, plus particulièrement, que sa finalité serait « s’emparer d’un territoire » (résolution 48/88 du 29 décembre 1993 relative encore à la situation en en Bosnie-Herzégovine).  

Le but poursuivi par le nettoyage ethnique se révèle inséparable de la notion de nettoyage ethnique. Une résolution 49/196 du 11 septembre 1996, tout en insistant sur la finalité de l’odieuse pratique (« forcer les gens à quitter leurs foyers »), révèle certaines « violations spécifiques qui ressortissent au nettoyage ethnique pratiqué par les Serbes en Bosnie et qui prennent la forme de meurtres, tortures, brutalités, fouilles arbitraires, viols, disparitions, destructions de maisons, expulsions forcées et illégales, détentions et autres actes ou menaces de violences ». Les résolutions gagneraient  sans doute en limpidité, si elles se mettaient plus précisément d’accord sur la finalité ultime du nettoyage ethnique, mais, il est vrai, « forcer les gens à quitter leurs foyers » et « s’emparer d’un territoire », que les « gens », ex hypothesi, habitaient jusqu’alors, sont, en tout cas dans le contexte de la guerre en Bosnie, des idées très proches. Force est, néanmoins, d’observer qu’aborder une notion par le biais des buts qui seraient les siens, s’il parvient à peu près à la cerner, ne peut la définir d’une manière juridiquement rigoureuse. A supposer même que les « autres actes ou menaces de violences » ne posent pas de problème pour le juriste méticuleux (bref, pour le juriste …), toujours est-il que la perpétration d’un (ou de plusieurs …) des actes décrits n’a aucune signification en soi pour ce qui nous intéresse ici. Un tel acte pénalement répréhensible ne pourra être associé à un nettoyage ethnique qu’à partir du moment où il est accompli en vue d’aboutir à un nettoyage ethnique.  

On peut, toutefois, se demander si un individu seul peut concevoir le plan du nettoyage ethnique en question. Dans son organisation, nécessairement de longue haleine[63], ses ramifications parfois secrètes, un nettoyage ethnique risque presque toujours de dépasser l’individu. Un soldat serbo-bosniaque (pour prendre l’exemple sur lequel se focalisent les résolutions de l’Assemblée générale) en assassinant des adversaires « ethniques » civils peut penser qu’il ne fait que les assassiner (ce qui, déjà, n’est pas bien …) sans forcément concevoir que ces assassinats participent (ou bien risquent de participer) à un plan de grande échelle visant à vider un territoire donné par ceux qui ne sont pas (encore ?) assassinés. Le nettoyage ethnique risque donc de rester un crime impossible à accomplir sauf peut-être par les têtes pensantes, politiques ou militaires, qui incitent le soldat à procéder à ces assassinats, mais, déjà, les « têtes » s’aventurent rarement sur le terrain de la sale besogne. La finalité, qu’ils auront conçue, ne sera pas, dans leur cas, accompagnée de sa mise en œuvre « technique » au contraire des simples soldats qui, eux, seront responsables de la mise en œuvre mais éventuellement pas de la finalité ultime.  

Certains arrêts du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie semblent admettre de telles possibilités (favorables bien sûr à certains accusés). Ainsi, par exemple, un arrêt Krnojelac du 17 septembre 2003 de la Chambre d’appel, tout en attribuant à « certaines[64] de ses [de la Republika srpska] autorités civiles et militaires » le but d’accomplir un nettoyage ethnique,  ajoute : « Cela ne signifie pas nécessairement que tous les coauteurs des conditions de vie et mauvais traitements infligés aux détenus non serbes dans le KP Dom avaient l’intention, au moment où ils commettaient physiquement les crimes et/ou contribuaient au système en place, de s’associer au nettoyage ethnique de la région, ni même en avaient connaissance » (point 119)[65]. Toutefois, « une personne ayant participé à leur commission pourra être considérée comme coauteur d’une entreprise criminelle commune ayant pour but la commission des crimes en question [« l’expulsion ou transfert de certains détenus non serbes »] à condition que l’intéressé partage l’intention commune des auteurs principaux. Alternativement, l’intéressé pourra être considéré comme complice des crimes s’il avait simplement connaissance de l’intention des auteurs principaux et leur a apporté un soutien ayant eu un effet important sur la perpétration des crimes » (même arrêt, point 123). 

Si l’on peut comprendre la difficulté de cerner de près une notion somme toute très récente[66],  si l’on peut encore comprendre le souhait des rédacteurs des textes internationaux se référant à la notion de nettoyage ethnique de ne pas – encore – trop l’enfermer dans des carcans définitionnels alors même que la notion pourrait englober, dans un proche avenir, de nouveaux aspects, l’on doit par contre, d’un point de vue juridique, exprimer une gêne devant cette situation. Cette gêne sera d’autant plus grande que l’on cherchera à utiliser le crime de nettoyage ethnique en matière pénale. Le principe nullum crimen nulla pœna sine lege certa pourrait ne pas être entièrement considéré comme satisfait dans une telle hypothèse.  

Il est vrai que l’expression de « nettoyage ethnique » est surtout employée dans des textes « politiques » (tels les résolutions de l’Assemblée générale mentionnées) n’ayant point vocation à être utilisés en tant que tels dans des procès pénaux internationaux. Par ailleurs, ces textes, loin de se référer à la responsabilité pénale d’individus, se réfèrent à la responsabilité « internationale »[67] d’Etats ou d’entités paraétatiques. Il est remarquable que ni le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie ni celui du Tribunal pénal international pour le Rwanda ou encore celui du Tribunal spécial pour la Sierra-Leone n’utilisent l’expression de « nettoyage ethnique » pour l’imputer, en tant que crime, à un accusé. 

En revanche, nombre de résolutions du Conseil de sécurité se réfèrent explicitement au nettoyage ethnique, y compris des résolutions qui s’inscrivent, progressivement, dans une optique judiciaire. Ainsi, par exemple, la résolution 820 (1993) du Conseil de sécurité en date du 17 avril 1993 réaffirme que « ceux qui commettent, ont commis ou ont ordonné de commettre de tels actes », entre autres le nettoyage ethnique, « en seraient tenus individuellement responsables ». De même, dans sa résolution 827 (1993) du 25 mai 1993 portant Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le Conseil de sécurité se dit « gravement alarmé » de nouvelles faisant état « de la poursuite de la pratique du ‘‘nettoyage ethnique’’, notamment pour acquérir et conserver un territoire ».  

On notera, de même, que le rapport du Secrétaire général sur le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie soumis au Conseil de sécurité le 3 mai 1993 (rapport S/25704) estime que, « dans le conflit qui a éclaté sur le territoire de l’ex-Yougoslavie, de[s] actes inhumains ont pris la forme de la pratique dite du ‘‘nettoyage ethnique’’ », ces actes, qualifiés de « crimes contre l’humanité », consistant en « des actes inhumains d’une extrême gravité, tels que l’homicide intentionnel, la torture ou le viol, commis dans le cadre d’une attaque généralisée ou systématique contre une population civile quelle qu’elle soit, pour des raisons nationales, politiques, ethniques, raciales ou religieuses » (paragraphe 48). Ici encore on ne se démarque pas vraiment de l’impressionnisme juridique cher aux résolutions de l’Assemblée générale bien que l’on se situe clairement dans une perspective judiciaire. Le paradoxe veut, toutefois, comme on l’a déjà vu, que le crime de nettoyage ethnique restera, en tant que tel, et sous cette appellation,  inconnu du Statut du Tribunal alors même que plusieurs des actes inhumains ayant « pris la forme dite du ‘‘nettoyage ethnique’’ » figureront, eux, en bonne place dans le catalogue des actes que le Tribunal est habilité à juger.  

L’acte qui se rapproche le plus du nettoyage ethnique, dans la mesure où, selon l’Assemblée générale, celui-ci viserait à « acquérir et à conserver un territoire » ou à provoquer des « expulsions massives de civils de leurs foyers », est « l’expulsion ou le transfert illégal d’un civil », acte qui est qualifié par l’article 2, litt. g) du Statut de « violation grave des Conventions de Genève de 1949 ». Cela dit, il n’est pas facile de considérer comme synonymes les expressions « expulsion ou transfert illégal d’un civil » et « expulsions massives de civils de leurs foyers ». Il y a entre les deux hypothèses une différence d’échelle manifeste. La situation ne s’éclaircit pas au demeurant si l’on envisage un autre acte répréhensible, l’« expulsion » (tout court), qui, selon l’article 5, litt. d) du Statut est un « crime contre l’humanité » lorsqu’elle est accomplie au cours d’un conflit armé et lorsqu’elle est « dirigée contre une population civile ». Il est, certes, de prime abord, possible de considérer que commettre le crime d’expulsion contre une « population » peut impliquer une échelle aussi grande que celle d’un vrai nettoyage ethnique mais la plupart des autres « crimes contre l’humanité » de l’article 5 (assassinat, extermination, réduction en esclavage, emprisonnement, torture, viol, persécutions pour des raisons politiques, raciales et religieuses) se commettent individuellement et non point collectivement, de telle sorte que le terme de « population » pourrait être interprété comme signifiant les « gens » sans aucune signification numérique précise. Enfin le dernier « crime contre l’humanité » de l’article 5, à savoir les « autres actes inhumains » (litt. i), crée un véritable malaise pour un juriste soucieux de respecter le principe nullum crimen nulla pœna sine lege certa, tant il est vague et donc dépend de l’appréciation subjective du juge et du procureur[68]. 

La jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie reflète les incertitudes qui entourent la notion de nettoyage ethnique. Bien que sa jurisprudence se réfère souvent à cette notion, il ne semble pas y avoir eu à ce jour une condamnation sur le chef d’accomplissement d’un nettoyage ethnique en tant que tel[69]. Elle est souvent utilisée de manière non juridique ; ce qui est regrettable ; mais ce qui est aussi compréhensible, si l’on se rappelle à la fois son caractère relativement peu précis et le fait qu’elle n’est pas explicitement prévue par le Statut du Tribunal. Ainsi, l’on voit, dans l’arrêt Tadic de la Chambre de première instance du 7 mai 1997, que le traitement cruel infligé par l’accusé aux détenus non-Serbes des camps de détention de Prijedor (« avec l’accord tacite ou l’autorisation des autorités administrant ces camps ») « matérialisait l’objectif de la Republika Srpska de procéder à un nettoyage ethnique, par la terreur, les massacres ou d’autres moyens » (point 578). Plus loin, le même arrêt nous explique que ces actes atroces étaient commis « en vue de faciliter le nettoyage ethnique de cette région » (point 578).  

Désespérant, peut-être, de ne pas pouvoir directement utiliser la notion de nettoyage ethnique, la jurisprudence va chercher à la rattacher à d’autres notions, constituant, elles, des motifs de condamnation prévus par le Statut. La « persécution pour des raisons politiques, raciales et religieuses » (article 5, litt. h du Statut) fournira, jusqu’à un certain point, le rattachement recherché. Selon un auteur, parfait connaisseur de la jurisprudence du Tribunal, « to ethnically cleanse the areas they [les accusés] were prepared to use a wide range of persecutory means »[70]. Le nettoyage ethnique pourra donc être appréhendé par les outils dont il se sert. L’avantage avec la « persécution », crime contre l’humanité d’après l’article 5 du Statut, est qu’elle « décrit le plus souvent une série d’actes plutôt qu’un acte unique. Les actes de persécution font généralement partie d’une politique ou, au moins, d’une pratique établie et ils doivent donc être considérés dans leur contexte. Concrètement, ils sont souvent commis en application d’une politique de discrimination ou dans le cadre d’une pratique généralisée de discrimination »[71]. Devant, néanmoins, un reproche prévisible d’être trop vague, la « persécution » a besoin d’être quelque peu concrétisée. L’arrêt Tadic de la Chambre de première instance (5 mai 1997) vole au secours de la notion en précisant que « le crime de persécution englobe une variété d’actes, y compris notamment ceux d’un caractère physique, économique ou judiciaire, qui privent une personne de son droit à un exercice égal de ses libertés fondamentales »  (point 710). La volonté de discriminer est, de toute façon, à la base de la notion de persécution[72] en ce que « les actes de l’accusé doivent avoir visé à singulariser certains individus et à leur nuire pour des motifs discriminatoires dans le but d’exclure ces individus[73] de la société dans laquelle ils cohabitaient avec les auteurs des actes, voire de l’humanité elle-même  »[74]

Ce dernier extrait contribue d’ailleurs à rapprocher la notion de persécution de la seconde notion à laquelle le nettoyage ethnique peut, selon la jurisprudence du Tribunal se voir rattaché. Il s’agit de « l’expulsion ou [du] transfert illégal d’un civil », qui, selon l’article 2, litt. g du Statut, constitue une infraction grave aux Conventions de Genève de 1949[75]. Et la Chambre d’appel de conclure, dans son arrêt Krnojelac, que « les déplacements à l’intérieur d’un pays ou au-delà d’une frontière nationale, commis pour des motifs que n’autorise pas le droit international, sont des crimes sanctionnés en droit international coutumier et que ces actes, s’ils sont commis avec l’intention discriminatoire requise, sont constitutifs du crime de persécutions visé à l’article 5 h) du Statut »[76]. A tout le moins, « les déplacements forcés, pris séparément ou cumulativement, peuvent constituer un crime de persécutions de même gravité que d’autres crimes énumérés à l’article 5 du Statut »[77]. Assez logiquement d’ailleurs, « c’est le caractère forcé du déplacement et le déracinement forcé des habitants d’un territoire qui entraînent la responsabilité pénale de celui qui le commet »[78]. La Chambre de première instance constate, enfin, que « both deportation and forcible transfer are closely linked to the concept of “ethnic cleansing” »[79].Si « la prohibition des déplacements forcés vise à garantir le droit et l’aspiration des individus à vivre dans leur communauté et leur foyer sans ingérence extérieure »[80], le nettoyage ethnique est, lui, selon l’arrêt Tadic de la Chambre d’appel, le fait « to forcibly remove members of one ethnicity from their town, village or region »[81]. Il vise, au minimum, dans un autre arrêt,  « à supprimer toute restriction à la domination croate dans la vallée de la Lasva […] au moyen d’une offensive systématique et généralisée »[82]. Un autre arrêt nous dit, enfin, clairement que le nettoyage ethnique est effectué « par transferts forcés et déportations des habitants »[83].

 C’est donc de manière indirecte que le « nettoyage ethnique » est à la fois appréhendé et condamné dans la jurisprudence la plus récente alors même que l’on constate parfois comme un regret de la jurisprudence de ne pas pouvoir se servir de la notion plus directement. Ainsi, lorsque l’arrêt Krnojelac  de la Chambre d’appel parle ouvertement  du « but criminel visant le nettoyage ethnique » (point 119) ou lorsqu’il considère que « le Conseil de sécurité était particulièrement préoccupé par les actes de nettoyage ethnique et souhaitait conférer au Tribunal la compétence pour en juger, qu’ils aient été commis au cours d’un conflit armé interne ou international » (point 221)[84]. Le « nettoyage ethnique » sera donc condamné[85] à devoir constamment s’appuyer sur les béquilles de la « persécution »[86] ou de l’« expulsion et transfert illicite d’un civil » pour s’assurer une timide présence judiciaire. Il sera, en revanche, toujours absent dans le dispositif des arrêts.

 La situation ne sera pas très différente dans la future jurisprudence de la Cour pénale internationale. Le Statut de Rome du 17 juillet 1998 qui l’institue préfère, à l’instar des Statuts des Tribunaux pénaux internationaux ad hoc, ignorer cette notion. En revanche, les traditionnelles notions-béquilles ont été, en s’inspirant de la jurisprudence des Tribunaux pénaux internationaux, un peu plus clarifiées et surtout détaillées. Si le crime de guerre de « déportations ou transferts illégaux » (article 8 § 2 litt. a sous vii) demeure relativement fruste[87], le crime contre l’humanité de la « persécution » est considérablement enrichi dans sa définition[88]. De même, le crime contre l’humanité de l’« expulsion » est remplacé par un autre crime contre l’humanité : « déportation ou transfert forcé de population » (article 7 § 1 litt. d). Il reçoit une interprétation intéressante pour le propos de cette étude. « Par ‘‘déportation ou transfert forcé de population’’, on entend le fait de déplacer de force des personnes, en les expulsant ou par d’autres moyens coercitifs, de la région où elles se trouvent légalement, sans motifs admis en droit international » (article 7 § 2 litt. d). Selon des auteurs, ces incriminations devraient suffire pour couvrir le « nettoyage ethnique »[89].

  

Le sort suspendu des accords d’echange de populations 

Il n’y a aucun doute que les accords d’échange de population convenus, notamment dans l’Europe balkanique, dans l’entre-deux-guerres jouissaient d’une excellente réputation de conformité au droit international de l’époque. Comme on l’a déjà vu, les réactions de la Société des Nations ont été très favorables, notamment vis-à-vis de la Convention de Lausanne de 1923 sur l’échange des populations gréco-turques qui, naturellement, demeure l’accord d’échange de populations le plus « dur ». Pour la Société, dont l’un des objectifs était de pouvoir « garantir la paix et la sûreté » aux nations[90], la Convention fut un succès mémorable. Plus aucune guerre n’opposera directement Grèce et Turquie[91] tandis que les deux pays sauront, chacun à sa manière, prendre le chemin du développement économique et social à partir de l’échange de leurs populations.  

Il n’est pas étonnant, dans ces conditions, que la Convention de Lausanne ait pu être encensée par certains hommes politiques[92] et envisagée plutôt favorablement par une partie importante de la doctrine internationaliste de l’époque. Aussi Erich Kaufmann, dans son cours de 1935 à l’Académie du droit international, pouvait-il parler des « espoirs qu’on avait nourris » sur la base de cet échange des populations[93] tandis que, des décennies plus tard, J. H. W. VERZIJL pouvait-il encore le qualifier d’« advantageous […] for the future »[94]. Dans un autre cours prononcé à l’Académie du droit international, Robert Redslob, plus proche des événements, et, comme on le verra par la suite, assez nuancé dans ses propos, estime tout de même que « la migration obligatoire se met au service d’une cause utile, elle crée l’unité nationale dans le cadre politique existant, elle rassemble en une vie commune les membres épars d’une même famille. Ce procédé réalise ainsi l’Etat unique et homogène que les conationaux postulent au nom du principe de l’autodétermination collective »[95].   

La Cour permanente de justice internationale, saisie par le Conseil de la Société des Nations d’une demande aux fins de l’interprétation de la Convention, s’est limitée à répondre que le terme « établis », qui se référaient aux Grecs constantinopolitains pouvant continuer à demeurer sur le sol turc en vertu de l’article 2 de la Convention, était à interpréter de pure manière factuelle sans aucun égard pour la législation nationale d’une partie à la Convention (en l’occurrence, la Turquie). La Cour n’a rien trouvé à redire à propos de la conformité internationale de cette Convention, conformité qui d’ailleurs n’était mise en doute par personne[96].  

Enfin, la Convention de Lausanne a pu trouver des imitateurs. Certes, la convention d’échange de populations qui a le plus été imitée fut celle de Neuilly entre la Grèce et la Bulgarie qui portait sur l’échange volontaire des populations[97]. Toutefois, la Convention de Lausanne, comme on l’a déjà vu, a inspiré l’accord de Potsdam de 1945 en ce que ce dernier ait pu ordonner le transfert obligatoire des populations allemandes en Allemagne à partir de leurs foyers ancestraux en Pologne, en Tchécoslovaquie et en Hongrie[98]. D’une certaine façon, seul l’échange et le transfert obligatoire des populations sont susceptibles d’assurer la paix entre les nations, maintien de la paix qui est censé être la ratio de ces procédés, les échanges et les transferts volontaires pouvant ici faire figure de « demi-mesures ».  

Une telle manière de voir les choses implique naturellement que les minorités ethniques, linguistiques, religieuses ou autres qui existent au sein d’un Etat constituent une anomalie, voire un danger, le cas échéant, mortel pour l’Etat territorial. Comment, en effet, penser autrement la Tchécoslovaquie face au problème des Allemands des Sudètes, voire la Turquie avant l’échange des populations ? Toutefois, l’histoire et les rapports de force étant ce qu’ils sont, on devra faire preuve, surtout après la première guerre mondiale, « d’une prise de conscience des vicissitudes du principe des nationalités et de l’impossibilité d’en faire le support exclusif des relations internationales »[99]. Il faudra chercher « dans les ressources du droit public le moyen de satisfaire les aspirations nationales sans nécessairement l’inscrire dans la logique univoque du principe des nationalités »[100]. C’est le droit des minorités, élaboré du temps de la Société des Nations, sur la base de traités de paix, de conventions ad hoc, bilatérales ou multilatérales, et de déclarations unilatérales qui remplira tant bien que mal, durant l’entre-deux-guerres, le rôle essentiel de conciliation entre les aspirations nationales des minorités et les aspirations des Etats à la paix et à la sécurité. 

Or, l’échange (ou bien le transfert) de populations s’inscrit en faux par rapport au droit des minorités qui se mettait, à l’époque, en place. L’échange, qu’il soit par ailleurs forcé ou volontaire, c’est bien l’anti-droit des minorités, puisqu’il supprime le « problème » des minorités à la source. Ce procédé ne peut être mis en œuvre que dans des cas relativement rares. Pour certains auteurs, il s’agit des cas où il est considéré par avance que le droit des minorités habituel n’est pas en mesure d’assurer la protection de telle minorité, minorité qu’il convient donc de supprimer en tant que telle, en l’évacuant vers l’Etat avec lequel elle a des affinités ethniques[101]. Outre, néanmoins, que cette explication ne peut concerner que les minorités qui possèdent un tel point de chute territorial[102], elle prend pas uniquement en compte les intérêts de l’Etat soucieux de garantir son homogénéité ethnique. Ainsi, pour prendre encore l’exemple de la Convention de Lausanne, la question n’a jamais été la possibilité ou l’impossibilité pour la minorité grecque orthodoxe d’être adéquatement protégée par la Turquie ; seul a pu peser le souci de la Turquie kemaliste de devenir un Etat religieusement et ethniquement homogène, ce qui « évitera des difficultés intérieures soulevées par des sujets de civilisation étrangère, conflits susceptibles d’entraîner des interventions  de l’Europe »[103].  

Des auteurs, souvent ceux-là même qui semblent lui trouver de multiples avantages, ont toutefois pu regretter certains aspects de l’échange de populations. Ainsi, Verzijl concède que l’échange des populations grecques et turques « caused great hardship to the people concerned »[104] tandis que, pour Redslob, l’homogénéité obtenue, surtout par la Turquie, est « un avantage indiscutable, mais bien chèrement acheté »[105]. Pour le professeur strasbourgeois, « quand on réfléchit à toutes les circonstances graves et désastreuses de cet échange forcé des populations grecques et turques, on ne saurait admettre que pareille méthode doive être reconnue comme une solution normale du problème des nationalités. Il est possible que, dans d’autres circonstances, le mode puisse être appliqué avec moins de heurts et de déchirements surtout si l’échange se fait après une préparation suffisante et un plan soigneusement établi »[106]. En grande partie, c’est donc la mise en œuvre concrète de la Convention de Lausanne qui heurte nombre d’auteurs, point le principe en lui-même. Cela dit, des voix dissonantes n’ont pas manqué, même à l’époque des faits. Ce n’est peut-être pas un hasard que ce soit le plus grand spécialiste du droit des minorités de l’époque[107], André Mandelstam, déjà déchu de sa nationalité russe, qui qualifie l’échange des populations grecques et turques de « retour aux procédés du Moyen Age » et de « solution au problème des minorités aussi simpliste que barbare »[108]

La question de la conformité d’un accord d’échange de populations au droit international d’aujourd’hui peut se poser en des termes différents. Certes, les conclusions de l’analyse qui suit sont susceptibles d’affecter d’éventuels accords futurs d’échange de populations ou bien des accords qui auraient été conclus avant que le droit international ne se modifie et n’en arrive à mettre en cause la « légalité » de tels accords. En revanche, de prime abord, les accords d’antan, tels les Conventions de Lausanne ou de Neuilly ne seraient affectés par les changements ultérieurs du droit international. On devrait, conformément aux principes du droit international intertemporel, envisager la question de leur « légalité » par rapport au droit international applicable à l’époque de leur conclusion, qui, on l’a vu, semble être favorable à la thèse de leur « légalité »[109]. Toutefois, on ne saurait exclure que certains aspects de ces accords puissent être appréhendés par un droit international évolué[110], s’ils continuent de produire des effets encore aujourd’hui. 

De prime abord, il serait intéressant de regarder les accords d’échange de population sous l’angle du droit international des minorités. Ce dernier, après avoir connu un ambigu quart de siècle d’or sous les auspices et dans le cadre institutionnel de la Société des Nations, il a sombré dans le marasme le plus profond au lendemain de la seconde guerre mondiale. Sa descente aux enfers s’explique par plusieurs raisons, entre autres par le fait que les accords et autres actes de protection des minorités concernaient - de manière assez discriminatoire - les seuls Etats de l’Europe orientale et centrale tandis que les Etats de l’Europe occidentale (sans parler du reste du monde) ne s’en voyaient imposer aucune obligation de protection de leurs propres minorités. Le fait que la plupart des Etats de l’Europe orientale et centrale sont passés après la seconde guerre mondiale sous contrôle communiste a sonné le glas, à quelques exceptions près, du réseau d’actes internationaux favorables aux minorités. On ajoutera qu’après 1945, l’Occident embrasse avec ferveur l’idéologie des droits de l’homme, idéologie libérale et individualiste qui n’a que faire de la protection des groupes et des corps intermédiaires, tels les minorités reconnues par feu la Société des Nations. Toutefois, depuis la disparition des régimes communistes à l’Est du continent européen, des problèmes relatifs aux minorités ont refait leur apparition, parfois avec une extrême acuité, comme le montre le cas yougoslave. Redevenues un problème continental, voire mondial, les minorités n’ont pu qu’intéresser à nouveau les diplomates et les juristes.  

C’est principalement dans le cadre du Conseil de l’Europe que des initiatives ont été prises, notamment avec l’adoption d’une Convention-cadre pour la protection des minorités nationales[111]. Cette Convention cadre, adoptée le 1er novembre 1995, est précédée de quelques années d’une Charte européenne des langues régionales ou minoritaires adoptée le 5 novembre 1992.  

En lisant l’article 1er de la Convention-cadre, selon lequel « la protection des minorités nationales et des droits et libertés des personnes appartenant à ces minorités fait partie intégrante de la protection internationale des droits de l’homme et, comme telle, constitue un domaine de la coopération internationale », il n’est pas facile de saisir l’étendue des obligations des Etats parties. Il semblerait plus sage de postuler que ce sont les dispositions « matérielles » de la Convention-cadre (articles 4 à 19) qui imposent de réelles obligations juridiques aux Etats parties, l’article 1er se contentant, pour l’essentiel, d’indiquer que la protection des minorités n’est plus, pour les Etats parties, une question purement interne.  

Quoi qu’il en soit, il serait abusif de prétendre qu’un acte quelconque visant à supprimer dans les faits une minorité nationale puisse encore être conforme à cette Convention. Il est bien probable qu’un échange de populations ou une déportation forcés des membres ou, en tout cas, d’une majorité des membres d’une minorité heurterait de front la Convention-cadre dont par ailleurs l’article 2 précise que ses dispositions « seront appliquées de bonne foi, dans un esprit de compréhension et de tolérance ainsi que dans le respect des principes de bon voisinage, de relations amicales et de coopération entre les Etats ». Il serait probablement contraire à la bonne foi d’arguer des difficultés d’intégration ou d’assimilation d’une minorité pour l’évacuer du territoire où elle habite de longue date et régulièrement. Utile, comme toujours, à des fins d’interprétation, le préambule de la Convention-cadre précise par ailleurs que les signataires de celle-ci sont « résolus à protéger l'existence des minorités nationales sur leur territoire respectif »[112]. On signalera, néanmoins, que nombre de conventions de l’entre-deux-guerres portant sur l’échange de populations ont pu voir le jour dans un cadre juridique autrement plus protecteur des droits des minorités et que nombre d’institutions internationales[113] ainsi qu’une partie importante de la doctrine de l’époque n’ont aucunement interroger la « légalité » internationale de ces conventions, y compris de celles qui portaient sur l’échange forcé des populations. On signalera, enfin, que la valeur de la Convention-cadre comme instituant un nouvel ordre juridique de protection des minorités est peu probante en dépit du fait que, à la fin février 2004, trente-cinq Etats membres du Conseil de l’Europe sur quarante-cinq l’avaient  ratifiée. En tout cas, on ne trouve parmi eux ni la Grèce ni la Turquie[114].  

Il est significatif que la Convention-cadre se réfère presque toujours non pas aux minorités en tant que telles mais aux personnes appartenant aux minorités nationales, à l’exception, il est vrai, de la référence ambiguë que l’on a rencontrée dans son article 1er et de deux autres références qu’on trouve dans son préambule. Ses dispositions « matérielles », elles, connaissent uniquement les « personnes appartenant à des minorités nationales ». C’est la différence qui sépare la protection du groupe, telle que le système de la Société des Nations avait pu la concevoir, de la protection des individus, qui, quoique « situés » en tant que membres du groupe, n’en demeurent pas moins des individus[115]. L’idéologie « individualiste » des droits de l’homme parvient donc à irriguer toute la question de la protection des minorités[116].  

Un échange de populations peut poser des problèmes de garantie des droits de l’homme en principe uniquement s’il est obligatoire. Un échange volontaire effectué sur la base du choix des intéressés peut facilement échapper à tout reproche de violation des droits de l’homme. Encore faut-il pouvoir s’assurer que le choix offert n’est pas un choix illusoire, mais réel. Dans son arrêt Krstic du 2 août 2001, la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, en se penchant sur le caractère « forcé » d’un transfert de civils (à Srebrenica), fait siennes les conclusions de la Commission préparatoire de la Cour pénale internationale : « Le terme ‘‘de force’’ ne se limite pas à la force physique et peut comprendre un acte commis en usant à l’égard desdites personnes ou de tierces personnes de la menace de la force ou de la coercition, par exemple menaces de violence, contrainte, détention, pressions psychologiques, abus de pouvoir, ou bien à la faveur d’un climat coercitif » (point 529)[117]. Ses conclusions, bien que nettement plus sévères que celles du commentaire du CICR sur l’article 49 de la Convention IV de Genève de 1949[118], pourraient éventuellement s’appliquer mutatis mutandis au cas d’un accord d’échange de populations volontaire, même si une situation de guerre n’existera normalement pas (ou plus) lors de la conclusion d’un accord d’échange de populations du type de celui de la Convention de Neuilly[119]. 

Que l’échange soit carrément obligatoire ou « volontaire », mais rendu obligatoire en fait, au vu des circonstances qui prévalent, un premier reproche qui peut lui être adressé a trait à l’expulsion des nationaux qu’il autorise. On a déjà[120] vu que tous les traités internationaux, universels ou régionaux de protection des droits de l’homme, interdisent ce type d’expulsion. On peut ajouter que, à la base de leurs dispositions y relatives se trouve l’article 13 § 2 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, selon lequel « toute personne a le droit de quitter tout pays, y compris le sien, et de revenir dans son pays ». Il est très probable que cette disposition reflète une norme de droit international coutumier cependant que tout échange de populations obligatoire ne peut, par définition, que contrarier cette norme. Il va de soi que les « échangeables » possèdent, au moment de l’échange, la nationalité de l’Etat dont ils sont forcés de quitter le territoire. On pourrait, certes, envisager l’hypothèse de la liberté souveraine d’un Etat de faire perdre sa nationalité à une personne physique[121], mais il n’est nul besoin, la plupart du temps, de se référer à cette hypothèse machiavélique. La Convention de Lausanne sur l’échange des populations grecques et turques est, par exemple, sans ambages. Ce sont bel et bien les « ressortissants turcs de religion grecque-orthodoxe établis sur les territoires turcs et les ressortissants grecs de religion musulmane établis sur les territoires grecs » qui font l’objet de l’échange des populations (article premier)[122]. Et l’article 7 de cette Convention d’ajouter que « les émigrants perdront la nationalité du pays qu’ils abandonnent, et ils acquerront celle du pays de destination dès leur arrivée sur le territoire de ce pays »[123].  

Toujours sous l’angle des droits de l’homme, on peut reprocher à la Convention de Neuilly un certain mépris pour la femme puisque, selon son article 4, si « le droit d’émigration volontaire appartient à toute personne âgée de plus de 18 ans », « la déclaration d’émigration du mari impliquera celle de la femme », alors même que l’on ne pouvait pas exclure des familles « mixtes »[124]. Plus respectueux de l’égalité des sexes, parce que plus neutre sur ce point, le récent Traité de paix pour la Bosnie – Herzégovine de Dayton – Paris précise dans son l’Annexe n° 7 portant sur le retour des réfugiés et des déplacés que « le choix de la destination sera à la discrétion de l’individu ou de la famille, et le principe de l’unité de la famille sera respecté » (article 1 § 4 de l’Annexe). 

Naturellement, un autre reproche, sous l’angle du droit international des droits de l’homme, est la discrimination que les conventions sub examine font subir à certaines catégories d’individus. A vrai dire, ce reproche est particulièrement criant dans le cas de la Convention de Lausanne. Le fait même que l’échange qu’elle prévoit est « obligatoire » l’oblige à mettre en œuvre un critère de discrimination performant. Bien des critères auraient pu jouer ce rôle. C’est la religion des personnes qui sera choisie comme critère, en suivant en cela une solide tradition de l’Islam telle qu’incorporée dans les mœurs  et la pratique de l’Empire ottoman. Il est possible, néanmoins, que le choix de ce critère n’ait pas été opéré facilement. Ainsi, si l’article premier parle bien de « ressortissants turcs de religion grecque-orthodoxe », d’autres articles se réfèrent à des « habitants grecs » ou bien à des « Grecs » tout court. De même, si l’article premier parle de « ressortissants grecs de religion musulmane », d’autres parlent d’« habitants turcs ». On aurait penser que ces expressions étaient de simples variations de style et qu’un « Grec » était toujours « de religion grecque-orthodoxe » et un « habitant turc » toujours « de religion musulmane », mais, même si cela était le principe, les exceptions n’en ont pas moins été assez nombreuses. Ainsi, ont donc dû émigrer de Grèce de nombreux Musulmans slavophones ainsi que certains albanophones, pour lesquels la Turquie kemaliste, sa culture, ses aspirations nationales et laïques et, surtout, sa langue leur étaient largement étrangères, voire inconnues. Inversement, le problème s’est posé des ressortissants turcs de religion grecque-orthodoxe qui n’avaient aucune conscience nationale hellénique (et qui, pour la plupart, étaient des Arabes de Cilicie) mais aussi des ressortissants turcs hellénophones mais de confession catholique ou protestante. La Commission mixte, qui avait été instituée par la Convention de Lausanne pour superviser l’échange et pour résoudre des problèmes épineux, a réussi tant bien que mal à éviter certaines aberrations qu’une interprétation littérale de la Convention aurait pu produire[125]. Toutefois, les cas les plus douloureux, à propos desquels la Commission n’a pu ou n’a voulu rien entreprendre, visaient les « ressortissants grecs de religion musulmane » mais de langue maternelle grecque ainsi que les « ressortissants turcs de religion grecque-orthodoxe » mais ignorant la langue grecque, qui, une fois expulsés dans la « mère patrie ethnique » respective, furent, assez naturellement, totalement perdus. Enfin, la Commission mixte, si elle a tenu compte des changements de nationalité intervenus avant l’entrée en vigueur de la Convention, elle n’a aucunement pris en considération le cas de changement de religion, ce qui, en partie, porte atteinte à un autre droit de l’homme fondamental, celui de changer de religion[126]. Inutile d’ajouter que, le cas d’agnostiques ou d’athées n’a nullement été envisagé non plus.  

Enfin, ce qui peut être aussi reproché aux conventions d’échange de populations sont les modalités de leur mise en œuvre. Les souffrances des populations concernées avant et pendant l’émigration ainsi que lors de leur installation dans leur nouvelle patrie, souvent non choisie, est ce qui a le pus frappé les esprits à l’époque. Même si Robert REDSLOB appelle de ses vœux une « préparation suffisante et un plan soigneusement établi » d’éventuels futurs échanges de populations, il avoue que « cela n’empêche que des calamités se produiront toujours, diverses, incalculables, d’ordre matériel et moral, tant pour les familles individuelles que pour les sociétés atteintes dans leur substance »[127]. Encore aujourd’hui, il est difficile d’estimer le nombre des victimes dues à la seule émigration forcée consécutive à la Convention de Lausanne. A titre de comparaison, on rappellera, à cet égard, la prévision expresse de l’accord de Potsdam de 1945 relatif au transfert obligatoire des Allemands de Pologne, de Tchécoslovaquie et de Hongrie en Allemagne (qui, d’une certaine manière, peut être vu comme un accord de transfert entre les puissances occupantes et les trois Etats mentionnés), selon laquelle, « ces transferts devront être effectués de façon ordonnée et humaine ». Or, selon la documentation réunie par le gouvernement de la République fédérale d’Allemagne, les pertes en vies humaines directement liées à la politique de transfert des trois pays cités ont été d’environ 225.000[128]. Il y a pourtant toujours pire. Plus de 2.000.000 de Hindous fuyant le Pakistan et de Musulmans fuyant l’Inde auraient trouvé la mort lors de l’échange de 10.000.000 d’habitants entre ces deux Etats[129]. Un échange de populations ne peut s’effectuer dans le respect des droits de l’homme. 

C’eût été le cas, la dimension même de la discrimination qu’ont eu à subir dans l’histoire les « échangés » et les « transférés » de force est, selon les standards actuels du droit international, absolument condamnable. C’est la discrimination per se qui constitue une violation flagrante des droits de l’homme. Son caractère arbitrairement établi atteint sans doute le seuil du traitement inhumain et dégradant que tous les traités internationaux de protection des droits de l’homme interdisent dans les termes les plus résolus. Pour nous limiter à la jurisprudence des organes de la Convention européenne des droits de l’homme, la Commission européenne des droits de l’homme avait déjà pu estimer dans son rapport du 14 décembre 1973 dans l’affaire des Asiatiques d’Afrique orientale c. Royaume-Uni que, « concernant une allégation de discrimination raciale, une importance particulière devait être attachée à la discrimination fondée sur la race et que le fait d’imposer publiquement à un groupe de personnes un régime particulier fondé sur la race pouvait, dans certaines circonstances, constituer une forme spéciale d’atteinte à la dignité humaine » avant d’ajouter que « le régime particulier imposé à un groupe de personnes pour des motifs raciaux pourrait constituer un traitement dégradant »[130]. Le même raisonnement a été repris par la Cour européenne des droits de l’homme dans son arrêt Chypre c. Turquie du 2 mai 2001 au sujet du traitement discriminatoire subi par les Chypriotes grecs vivant encore dans le Nord de Chypre, traitement s’analysant en un traitement dégradant » (point 311 de l’arrêt). 

Comme on l’a déjà indiqué, un échange de populations, tant obligatoire que volontaire, vise à assurer une homogénéité ethnique des Etats qui le pratiquent. De son côté, le nettoyage ethnique, tel qu’il a été appréhendé notamment par la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, vise, lui aussi, à assurer au profit de la partie qui s’y livre une homogénéité ethnique. A la limite même, comme l’admet le procureur dans son acte d’accusation contre Karadzic, le nettoyage ethnique ne prévoit pas l’élimination totale d’une minorité de la région « nettoyée »[131], ce qui signifie que, dans l’hypothèse où le nettoyage ethnique serait un acte criminel, un échange de populations obligatoire le serait encore plus.  

On rappellera que, dans son emblématique arrêt Tadic, le nettoyage ethnique a été défini par la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie comme étant le fait « to forcibly remove members of one ethnicity from their town, village or region »[132], ce qui est l’essence même d’un échange de populations forcé (auquel est bien sûr assimilé un échange volontaire en apparence seulement). On a vu, de même, que le nettoyage ethnique a été appréhendé comme acte criminel de manière indirecte, plus particulièrement par le truchement de son rattachement à deux crimes prévus par le Statut du Tribunal, à savoir la « persécution pour des raisons politiques, raciales et religieuses » (article  5, litt. h) et « l’expulsion ou le transfert illégal d’un civil » (article  2, litt. g).  

Toutefois, trois grandes questions se posent lorsqu’on examine de près les rapports entre un échange de populations forcé et le nettoyage ethnique. La première a trait à la portée des deux crimes de rattachement du nettoyage ethnique. En effet, « l’expulsion ou le transfert illégal d’un civil » est explicitement qualifiée d’« infraction grave aux Conventions de Genève de 1949 » sur le droit humanitaire. Or, il est bien connu que le droit humanitaire, à l’exception de certaines dispositions spécifiques, n’est pas applicable en temps de paix. Ainsi que le précise, par exemple, l’article 2 alinéa 1er de la Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre du 12 août 1949, la Convention « s’appliquera en cas de guerre déclarée ou de tout autre conflit armé surgissant entre deux ou plusieurs des Hautes Parties contractantes, même si l’état de guerre n’est pas reconnu par l’une d’elles ». Force est, néanmoins, de constater que la quasi-totalité des conventions d’échange de populations interviennent en temps de paix, suite à des traités de paix et afin, prétendent-ils, de garantir la paix. Même si l’on se réfère à l’article 2 alinéa 2 de la même Convention de Genève (« La Convention s’appliquera également dans tous les cas d’occupation de tout ou partie du territoire d’une Haute Partie contractante, même si cette occupation ne rencontre aucune résistance militaire »), on ne va pas plus loin. Il est évident, par exemple, que le territoire turc que les populations grecques orthodoxes devaient quitter en vertu de la Convention de Lausanne, n’était point un territoire « occupé » par la Turquie au sens de la Convention de Genève. En revanche, le crime de « persécution pour des raisons politiques, raciales et religieuses », qualifié, lui, de crime contre l’humanité, pourra être éligible pour marquer un échange de populations obligatoire. En effet, si un crime contre l’humanité peut naturellement être commis en cas de conflit armé, il peut tout aussi bien être commis en temps de paix.  

Une deuxième question qui se pose au sujet des rapports entre nettoyage ethnique et échange de populations obligatoire a trait au caractère par définition international, en principe bilatéral, de l’échange et au caractère par définition unilatéral du nettoyage. Il est vrai que le droit international envisage en général avec suspicion les actes unilatéraux en même temps qu’il est enclin à délivrer un label de conformité à des actes conventionnels. Un système de droit, comme celui du droit international, qui se base en grande partie sur le principe de la réciprocité et sur la logique de l’opposabilité, ne peut faire moins qu’à envisager favorablement les concessions réciproques. Au minimum, il est considéré qu’un accord international est par nature apte à équilibrer, tempérer et, finalement, neutraliser les objectifs égoïstes et contraires à l’ordre communautaire que des actes unilatéraux auraient pu poursuivre. Le droit international, naïf ou impotent (ou les deux), n’envisage pas facilement la possibilité pour un accord bilatéral (et encore moins pour un accord multilatéral) d’être à la jonction de deux (ou de plusieurs) « illégalités » unilatérales auxquelles l’accord international n’offrirait pourtant, pour l’essentiel, qu’un alibi formel de conformité. Peut-on pourtant admettre que ce qui est non conforme au droit international, si pratiqué unilatéralement, devient conforme, si pratique bilatéralement (ou multilatéralement) ?  

La question sera surtout considérée sous l’angle général des engagements parallèles et contradictoires des Etats[133] lorsque une convention pourra en heurter d’autres tandis que, en cas de contrariété d’une norme coutumière par une convention, c’est cette dernière qui primera dans les rapports entre les parties contractantes.  Il est rare, en dehors de la Charte des Nations Unies (article 103 de la Charte), qu’une convention particulière puisse primer ex officio sur une autre. Tel est pourtant le cas de certains traités internationaux de protection des droits de l’homme, à commencer d’ailleurs par la Convention européenne des droits de l’homme. Selon une jurisprudence heureuse, mais pas toujours constante, « on ne saurait admettre que, par le biais de transferts de compétences, les Hautes Parties Contractantes puissent soustraire, du même coup, des matières normalement visées par la Convention aux garanties qui y sont édictées »[134]. Les Etats parties « demeurent responsables même lorsque, postérieurement à l’entrée en vigueur de la Convention et de ses Protocoles à leur égard, ils ont assumé des engagements découlant de traités »[135]. Une convention portant échange obligatoire de populations, ne pouvant, comme on l’a vu, laisser indifférents les droits de l’homme, peut, à son tour, être saisie par une telle jurisprudence, de telle manière que le caractère unilatéral du nettoyage ethnique, tel que le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie l’a connu, ne peut constituer un obstacle dirimant à l’application de sa jurisprudence à d’éventuels accords d’échange obligatoire de populations. 

Toutefois, une dernière question vient perturber considérablement les rapports entre nettoyage ethnique et échange de populations obligatoire. En effet, la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui, seul, à ce jour, a fini par criminaliser le nettoyage ethnique dans les conditions qu’on a étudiées, ne peut valoir qu’au sujet d’actes intervenus sur le territoire de l’ancienne Yougoslavie depuis le 1er janvier 1991. Il est probable que cette jurisprudence puisse, néanmoins, être reprise à l’avenir par la Cour pénale internationale dont le Statut est, on l’a vu, davantage élaboré que celui du Tribunal. Toutefois, la Cour ne pourra connaître d’actes accomplis antérieurement à l’entrée en vigueur de son Statut (article 11 § 1 de son Statut).  

Tout cela fait que la condamnation du nettoyage ethnique, loin, pour le moment, d’être absolue, obéit à de strictes conditions de temps et de lieu. Notamment, des conventions du passé, lointain ou proche, prévoyant et organisant le nettoyage ethnique (les conventions portant échange obligatoire de populations) ne peuvent être inquiétées ; à moins qu’elles ne heurtent des règles de droit international dont la validité n’obéit justement à aucune restriction spatiale ou temporelle. C’est ici toute la problématique de coexistence pacifique entre normes de droit international qui se trouve perturbée avec l’entrée en force sur la scène du droit international des normes impératives de droit (jus cogens). Comme l’indique la Convention de Vienne du 23 mai 1969 sur le droit des traités, le conflit d’un traité avec une norme de jus cogens entraîne la nullité du traité (article 53). Le résultat n’est d’ailleurs pas fondamentalement différent lorsqu’un traité se heurte à une nouvelle norme impérative du droit international (article 64). C’est bien sûr ce dernier cas qui intéresse les conventions d’antan portant échange obligatoire de populations.  

Il ne fait aucun doute, de nos jours, qu’une telle norme de jus cogens est celle qui interdit la commission du crime de génocide[136]. Il sera, par conséquent, du plus haut intérêt d’examiner si une convention sur un échange obligatoire de populations puisse être considérée comme un acte de génocide. Pour répondre à cette question, il y a deux moyens possibles. On choisira d’expédier relativement vite le premier parce que, somme toute, il apparaît peu convaincant bien qu’il garde un certain nombre de partisans dans la doctrine[137]. Il s’agit de savoir si le nettoyage ethnique peut être vu comme une forme de génocide au sens de la Convention du 9 décembre 1948 pour la prévention et la répression du crime de génocide. L’Assemblée générale des Nations Unies n’a pas hésité à explicitement  procéder à cette qualification dans sa résolution 47/121 du 7 avril 1993 relative à la situation en Bosnie-Herzégovine[138].  

Il est vrai qu’une telle qualification simplifierait considérablement les choses. Le syllogisme serait, en quelque sorte, le suivant :  le nettoyage ethnique est interdit sur la base, notamment, du crime de « persécution pour des raisons politiques, raciales et religieuses ». Le nettoyage ethnique est une forme de génocide. La « persécution pour des raisons politiques, raciales et religieuses » serait donc, à son tour, une forme de génocide. La simplification opérée par cet implacable syllogisme consisterait à découvrir plus facilement des crimes de génocide et à les punir bien sûr en conséquence. Toutefois, outre le fait qu’une résolution de l’Assemblée générale ne crée pas du droit, deux obstacles majeurs existent, obstacles qui, heureusement, empêchent ledit syllogisme de l’emporter. En premier lieu, il y a un article distinct dans le Statut du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (l’article 4) punissant le crime de génocide, ce qui oblige logiquement à distinguer celui-ci de la « simple » « persécution pour des raisons politiques, raciales et religieuses ». En second lieu, et surtout, le génocide, crime des crimes, risquerait, à cause d’une telle approche, d’être considérablement banalisé. Il est significatif – et salutaire - que très peu d’actes d’accusation du procureur reprochent à des accusés un acte de génocide[139].  

Or, à partir du moment où le nettoyage ethnique n’est pas une forme et, a fortiori, pas un synonyme de « génocide », il n’est pas non plus possible d’utiliser cette approche pour marquer au feu rouge une convention d’échange obligatoire de populations, marquage susceptible de garantir quelques voies de droit prometteuses aux victimes d’un tel échange parce qu’une telle convention deviendrait automatiquement nulle pour l’avenir et, peut-être, verrait, au surplus, annulés certains de ses effets rétroactivement[140]. Il faut alors comparer directement de telles conventions aux éléments constitutifs du crime de génocide sans plus pouvoir emprunter le chemin simpliste choisi par la majorité politique de l’Assemblée générale.  

Selon l’article II de la Convention sur le génocide, ce dernier peut – alternativement – être commis par le meurtre de membres du groupe, ou par une atteinte grave à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe, ou par une soumission intentionnelle du groupe à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle, ou par des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ou, enfin, par le transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. Bien sûr, pour les cyniques, le génocide serait un mode, prmi d’autres, visant à évacuer le problème des minorités et, par là même, à assurer l’homogénéité ethnique d’un territoire. A cet égard, il partagerait le même objectif qu’une convention d’échange obligatoire de populations, sauf que, en droit, comme en morale, le but n’est pas tout. Les moyens intéressent tout autant.  

L’échange de populations, contrairement au génocide, n’implique ni le meurtre de membres du groupe ni l’atteinte grave à l’intégrité physique de membres du groupe ni des mesures visant à entraver les naissances au sein du groupe ni un transfert forcé d’enfants du groupe à un autre groupe. Si de tels actes peuvent encore se commettre de manière sporadique ou accidentelle (mais toujours dramatique), ce ne sont pas eux qui caractériseront l’échange. En revanche, le deuxième et le troisième mode possible de perpétration du génocide ne peuvent être facilement exclus. En effet, il est bien possible, du moins il est hautement prévisible, que, si l’on transfère une population d’agriculteurs dans un territoire insusceptible de leur offrir des terres à cultiver, l’on finit par la soumettre « à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique totale ou partielle ». Sans doute, néanmoins, ce qui intéresse à titre particulier le présent propos est la possibilité de commettre un acte de génocide par le biais d’une « atteinte grave à l’intégrité mentale de membres du groupe ». Ce mode de perpétration du génocide n’a pas toujours été apprécié à sa juste valeur. C’est surtout lui qui peut impliquer ce qu’on appelle le génocide culturel, qu’une majorité d’auteurs semblent ne pas vouloir retenir mais que les travaux préparatoires  n’écartent absolument pas[141]. En effet, dans la mesure où la culture (dont font partie les us et coutumes du groupe, mais surtout la langue qu’il parle) assure, en grande partie, ladite « intégrité mentale »,  des membres du groupe risquent de se voir terriblement et plus ou moins durablement affectés par l’effondrement de leurs valeurs culturelles une fois transférés contre leur gré dans un pays dont ils ignorent tout y compris la langue. On notera, de surcroît, qu’il n’est pas nécessaire que tous les membres du groupe se trouvent ainsi mentalement atteints. Il suffit que certains seulement puissent présenter de tels symptômes pour que le crime du génocide soit, sur ce point précis, constitué[142].  

Un échange obligatoire de populations est par conséquent susceptible de produire prima facie un génocide au sens de la Convention de 1948. Encore faut-il ne pas faire abstraction d’une condition draconienne que le même article II de la Convention pose : les actes décrits ci-dessus peuvent s’analyser comme des actes génocidaires uniquement s’ils sont accomplis « dans l’intention de détruire, en tout ou en partie, un groupe national, ethnique, racial ou religieux, comme tel ». L’intention de détruire le groupe, totalement ou partiellement, est bien caractéristique du crime de génocide. C’est elle aussi qui fera, pourtant, que ce crime soit, sinon un crime introuvable, du moins un crime très rarement commis. Ou sanctionné, ce qui n’est pas la même chose … 

En effet, entre l’intention dé détruire et l’intention, par exemple, de porter atteinte à l’intégrité mentale de membres d’un groupe, la différence n’est pas forcément si grande. On constate également que l’exposition, en pleine connaissance de cause, de personnes aux risques décrits entraînant destruction de leur groupe échappe, selon une logique pénaliste, à toute véritable sanction, si l’intention coupable n’est pas présente. Il est vrai, certes, que le caractère de la Convention de 1948 de convention visant à incriminer certains comportements et à unifier, d’une certaine manière, le droit pénal des parties contractantes est un trait omniprésent dans la Convention. Cependant, il n’est pas son seul trait caractéristique. La Convention demeure aussi un traité interétatique – comment peut-on l’oublier ? – imposant des obligations aux Etats parties ainsi que son article premier le suggère[143] et ainsi que les développements dans les affaires sur l’application de la Convention  (Bosnie-Herzégovine c. Serbie et Monténégro et Croatie c. Serbie et Monténégro) devant la Cour internationale de justice le dévoilent. Or, si la logique pénaliste et le respect scrupuleux du principe nullum crimen nulla pœna sine lege doivent être respectés par la justice pénale, tant internationale que nationale, dans d’autres forums, judiciaires et diplomatiques, la même logique n’est plus forcément de mise. En d’autres termes, l’intention de détruire un groupe pourrait faire l’objet d’une interprétation plus souple. Elle pourrait, plus particulièrement, être déduite des faits. On ne peut facilement rechercher la mens rea d’un Etat. Les personnes morales n’ont, de toute façon, jamais eu de véritable mens

En conclusion, les rigueurs (particulièrement bienvenues à une époque de pénalisation à outrance) du droit pénal ne devraient pas être transposées telles quelles en droit international public, spécialement en droit de la responsabilité internationale ou en droit international des traités. Assouplie dans son interprétation, lorsqu’il s’agit des relations interétatiques, l’« intention » de commettre[144] des actes de génocide pourrait ouvrir de nouvelles pistes intéressantes. Ainsi, éventuellement requalifié en acte génocidaire, un échange de populations obligatoire ferait en sorte qu’un traité le prévoyant et l’organisant ne puisse plus déployer ses effets juridiques (article 64 de la Convention de Vienne sur le droit des traités) ou encore qu’aucun nouveau traité ne puisse être conclu en la matière à l’avenir (article 53 de la Convention de Vienne). Dans la seconde hypothèse, il sera par conséquent interdit à quiconque de passer un accord entérinant un transfert obligatoire de populations. Cette donnée juridique ne saurait, par exemple, être négligée lors des négociations de paix entre Israël et les Palestiniens ou encore entre Israël et les Etats arabes voisins, même si un droit au retour matériel des personnes concernées ne soit pas la seule forme envisageable. De même, elle devrait orienter les négociations (ce qui, apparemment, n’est pas tout à fait le cas) entre la République de Chypre et les dirigeants de l’autoproclamée « république turque de Chypre Nord », derrière laquelle se cache la République de Turquie ainsi que la Cour européenne des droits de l’homme l’a, déjà à maintes reprises, dévoilé[145]

Quant à l’hypothèse envisagée par l’article 53 de la Convention de Vienne (survenance d’une nouvelle norme de jus cogens), elle pourra, à supposer même que les relations juridiques nouées au passé n’en soient affectées, facilement concerner l’avenir. Ainsi, par exemple, quelle est la valeur actuelle de l’article 1er de la Convention de Lausanne, suivant lequel les « personnes [« échangées »] ne pourront venir se rétablir en Turquie ou, respectivement, en Grèce, sans l’autorisation du Gouvernement turc ou, respectivement, du Gouvernement hellénique » ?[146] De même, comment pourrait-on interpréter l’article 2 de cette Convention portant sur les Grecs établis à Constantinople (Istanbul) et les musulmans de la Thrace occidentale comme interdisant, par exemple, aux premiers de venir s’établir à Smyrne (Izmir) et aux seconds de venir habiter à Athènes ? Comment peut-on encore faire qu’un Allemand des Sudètes (ou ses enfants) ne puisse, s’il le souhaite, venir se rétablir en République tchèque malgré les décrets Benes ? [147] 

 Et si, de toute façon, l’hypothèse de génocide « étatique » n’est pas retenue, si la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme se montre plutôt conciliante vis-à-vis d’une situation du type de celle créée par les décrets Benes[148], si encore la Cour internationale de justice devait suivre dans cette voie la Cour de Strasbourg[149], le droit de l’Union européenne est là pour soutenir, en grande partie, le droit de séjour et d’activités économiques des citoyens européens partout sur le territoire de l’Union[150], en Pologne, en République tchèque, en Hongrie comme dans les Etats (Bulgarie, Turquie …) qui, probablement, deviendront prochainement membres de l’Union. 

Ce serait pourtant une vraie ironie de l’Histoire, à laquelle les essais du présent volume sont consacrés, si un droit économique parvenait à se montrer plus humain que le droit international des droits de l’homme. 

 

 

Syméon Karagiannis: From exchange of population treaties to ethnic cleansing 

Exchange of population has been largely practiced on a conventional basis up to 1945. Peculiar attention has been drawn to the 1923 Lausanne Convention relating to the exchange of Turkish and Greek minorities not only because of the importance of this exchange that is said to have concerned some 2,000,000 people but also of the compulsory character  of it namely based on the religion of the people to be exchanged. The exchange has been justified as a contribution to peace despite all the human tragedies it involved. Yet its objective – enhancing homogeneous populations in the States concerned – has more recently turned out to be illegal primarily as a gross violation of human rights as well as a form of ethnic cleansing. This is certainly not the ethnic cleansing condemned by ICTY but, finally, is there so much difference between a unilateral and a bilateral ethnic cleansing? To the extent that an exchange of population can also imply genocidal acts, the jus cogens doctrine necessarily intervenes and most probably puts an end to the continuing, if any, value of an exchange of population treaty.


 

[1]Professeur agrégé de droit public de l’Université III de Strasbourg

[2] Jackson Preece, Cf. Jennifer: Ethnic Cleansing as an Instrument of Nation-State Creation : Changing State Practices and Evolving Legal Norms, Human Rights Quarterly, vol. 20, 1998, pp. 817-842.

[3] Sous réserve, progressivement, depuis les années 1920, de sa conformité à la Constitution et, plus tard, aussi, dans les Etats « monistes », de sa conformité aux traités internationaux.

[4] Voir, entre autres, Tenekides, Georges: Le statut des minorités et l’échange obligatoire des populations gréco-turques, Revue générale de droit international public, 1924 ; Kiosseoglou, Théodore: L’échange forcé des minorités d’après le Traité de Lausanne, thèse, Nancy, 1926 ; Seferiades, Stélio: L’échange des populations, RCADI, 1928/IV, tome, 34, pp. 311 – 437 ; Devedji, Alexabdre: L’échange obligatoire des minorités grecques et turques en vertu de la Convention de Lausanne du 30 janvier 1923, thèse Paris, 1929 ; Ladas, Stephen P.: The Exchange of Minorities. Bulgaria, Greece and Turkey, New York, The Macmilan Company, 1932.

[5] Recueil des traités de la Société des Nations, vol. XXXII, p. 76.

[6] Recueil des traités de la Société des Nations, vol. I, p. 68. Voir sur cette Convention, outre les références de la note 3, Wurfbain, André: L’échange Gréco-Bulgare des minorités ethniques, Lausanne, Payot, 1930.

[7] Ainsi que d’un accord très partiel entre la Bulgarie et l’Empire ottoman, qu’on étudiera brièvement plus loin.

[8] Notons tout de même que la voie avait été ouverte déjà au début du XIXe siècle. Un protocole du 3 février 1830 confirmé par un traité gréco-ottoman du 21 juillet 1832 prévoyait déjà une « reciprocal transmigration » des populations chrétiennes et musulmanes dans les rapports entre les deux Etats. En pratique, elle n’a pu concerner que la population musulmane de la Grèce dans ses frontières réduites de l’époque (voir J. H. W. Verzijl: International Law in Historical Perspective, Leyden, Sijthoff, volume V, 1972, p. 95).

[9] Elle se prolongera jusqu’au milieu des années 1950 et se fortifiera avec l’adhésion pratiquement simultanée des deux pays à l’OTAN et au Conseil de l’Europe. Elle se fissurera à partir du début des années 1950, suite à des « pogroms » anti-grecs à Istanbul qui, progressivement, videront la ville de la quasi-totalité de la minorité grecque, pourtant explicitement protégée par la Convention de Lausanne.

[10] Ainsi, le révolutionnaire Rigas Phéréos appelait à la révolte contre le despotisme du Sultan aussi bien les Grecs et les autres peuples chrétiens des Balkans que les Turcs et les Albanais. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, son message ne laissait pas indifférents les musulmans et même de hauts dignitaires musulmans de l’Empire nourrissaient de la sympathie pour lui.

[11] D’autres peuples de l’Empire ottoman, encore plus tardivement  gagnés par le nationalisme, comme les Albanais et les Arabes flirteront, à leur tour, avec l’idée, mais les conditions politiques internationales ne favoriseront pas leur regroupement en un Etat unique. Sous d’autres cieux, l’Italie, autre Etat neuf, sera, elle aussi, longtemps tourmentée par le fantasme de l’irrédentisme.

[12] Un des arguments qui fait le plus sourire est l’origine slave que des nationalistes slavo-macédoniens et bulgares n’auront pas hésité à attribuer aux anciens Macédoniens et, notamment, à leur représentant le plus illustre, Alexandre le Grand, à tel point que le drapeau national de l’ex-République yougoslave de Macédoine s’inspirera des armoiries de la dynastie de Philippe II et de son célèbre fils.

[13] Recueil des traités de la Société des Nations, vol. XXVIII, p. 226.

[14] On estime à environ 1.300.000 le nombre des réfugiés pour une population  de moins de 5.000.000 habitants  (la population de l’Etat grec était même de 2.700.000 habitants avant les guerres balkaniques et les gains territoriaux substantiels qu’elles procurèrent alors au pays). Il est caractéristique que la population d’Athènes, principal point d’arrivée des réfugiés d’Asie mineure, a plus que doublé entre 1920 et le recensement de 1928 (Weibel, Ernest: Histoire et géopolitique des Balkans de 1800 à nos jours, Paris, Ellipses, 2002, p. 411).

[15] C’est la Grèce qui a dû consentir l’effort le plus grand. Aux 1.300.000 réfugiés grecs correspondent moins de 400.000 réfugiés musulmans. Certains auteurs, contemporains de ces événements, tentent pourtant d’inverser la proportion de l’effort consenti en considérant que c’est la Turquie qui in fine a le plus perdu dans l’affaire de l’échange eu égard au fait que les populations chrétiennes, notamment celle de la région de Smyrne, constituaient l’élite économique et intellectuelle du pays (Redslob, Robert: Le principe des nationalités, RCADI, 1931/III, tome 37, pp. 1 – 82, spéc. p. 43). Cet argument en forme de bel hommage aux expulsés, massacrés et, pour les survivants, échangés ne tient, en réalité, pas. Ainsi qu’on le verra, c’est la Turquie qui a, par dessus tout, tenu à l’échange obligatoire. Selon des documents produits par Ladas, op. cit., p. 20 sqq., c’est d’ailleurs l’ambassadeur ottoman à Athènes qui, le premier, a proposé, «  à titre personnel », un échange des Grecs de Smyrne et de Thrace orientale contre les musulmans de la Macédoine et de l’Epire grecques déjà en début de 1914. Un accord préliminaire, toujours selon Ladas, avait pu être négocié en mai 1914. L’échange aurait dû se produire sur le « spontaneous desire to emigrate » des intéressés.

[16] Article 2 de la Convention du 30 janvier 1923. Le terme « établis » ayant fait l’objet d’interprétations divergentes de la part de la Grèce et de la Turquie, un avis consultatif a été demandé à la Cour permanente de justice internationale. Se voulant équilibrée, la Convention de Lausanne prévoit également le maintien sur le sol grec des musulmans de la Thrace occidentale, dont le nombre s’avérait être à peu près le même que celui des Grecs constantinopolitains.

[17] La simultanéité de l’éloignement  de la quasi-totalité des allodoxes et de la proclamation officielle de la laïcité mériterait sans doute quelques réflexions plus amples. Deviendrait-on plus facilement laïque lorsqu’on possède tous les mêmes racines spirituelles, comme c’était aussi le cas de la France en 1905, date de la séparation de l’Etat et de l’Eglise au contraire, par exemple, d’une Allemagne toujours en fragile équilibre entre catholiques et protestants ?

[18] En revanche, protégée par la Convention de Lausanne, la minorité musulmane de Thrace occidentale, turcophone et, en partie, slavophone (les Pomaks), saura s’y maintenir.

[19] Propos de F. Nansen, chargé par la Société des Nations du problème des minorités au Proche-Orient (cités par Mandelstam, André: La Société des Nations et les Puissances devant le problème arménien, Revue générale de droit international public, 1924, pp. 415 – 553, spéc. p. 472).

[20] Dans un tout autre contexte, telle est finalement aussi la fonction d’un accord signé à New Delhi entre l’Inde et le Pakistan le 8 avril 1950. Il visait à régulariser le déplacement de 10 millions d’Hindous et de Musulmans, respectivement vers l’Inde et le Pakistan (A.S. Al-Khasawneh et R. Hatano, rapport préliminaire du 6 juillet 1993 pour la Sous-Commission de la lutte contre les mesures discriminatoires et de la protection des minorités de la Commission des droits de l’homme des Nations Unies, Les transferts de populations, y compris l’implantation de colons et de colonies, considérés sous l’angle des droits de l’homme, doc. E/CN.4/Sub.2/1993/17, paragraphe 141).

[21] Voir, en général, pour les aspects économiques et sociologiques, Dimitri Pentzopoulos, The Balkan Exchange of Minorities and Its Impact upon Greece, Paris, La Haye, Mouton, 1962.

[22] A la limite, le seul choix offert à la Grèce était celui d’expulser ou de ne pas expulser ses propres citoyens de religion musulmane. Mais, ici encore, d’un point de vue géo-stratégique, le choix s’avère faux. Très heureuse de se débarrasser de sa minorité grecque, la Turquie ne pouvait logiquement rien voir de négatif dans le fait que la Grèce ne se débarrassât pas de sa propre minorité musulmane, qui, le cas échéant, aurait pu, à l’avenir, être utilisée contre la stabilité du pays voisin.

[23] De manière caractéristique, la Grèce proposa à la Conférence de Lausanne que l’échange des populations s’établît sur la base du choix personnel des habitants, grecs comme turcs. La Turquie s’y opposa pourtant nettement (cf. Mandelstam, op. cit., p. 472).

[24] Selon l’article 56, alinéa 2 du Traité de paix, visé par le préambule de la Convention gréco-bulgare, « les Principales Puissances alliées et associées jugent opportun que l’émigration réciproque et volontaire des minorités ethniques, de religion ou de langue en Grèce et en Bulgarie, soient réglées par une Convention conclue entre ces deux Puissances ».

[25] Ainsi, l’article 3, alinéa premier de la Convention de Lausanne se réfère aux « territoires dont les habitants grecs et turcs doivent être respectivement échangés » (c’est nous qui soulignons), l’article premier parle de « l’échange obligatoire » et l’article 6 énonce qu’« il ne pourra être apporté aucun obstacle, pour quelque cause que ce soit, au départ d’une personne appartenant aux populations à échanger ».

[26] Voir texte français in Ladas, op. cit., p. 744 sqq.

[27] De même, selon l’article 3, « il ne pourra être apporté aucun obstacle au départ d’un émigrant volontaire pour quelque cause que ce soit, sauf en cas de condamnation définitive à une peine afflictive pour infraction de droit commun ».

[28] « Emigration » et non « échange de population », ce qui n’empêche pas les auteurs de parler globalement d’« échange ». Ils n’ont peut-être pas tout à fait tort dans la mesure où les intéressés pouvaient, malgré tout, être soumis à nombre de pressions afin de « déclarer » à la Commission mixte d’émigration leur « volonté » d’émigrer.

[29] Fût-elle probablement relative et en sens probablement unique. Même si rien n’est formellement dit des cas des personnes qui changeraient d’avis et qui voudraient donc se rétablir sur le territoire national qu’elles ont quitté, force est de considérer qu’un tel droit n’est point reconnu. Ainsi, selon l’article 5 de la Convention, « les émigrants perdront la nationalité du pays qu’ils abandonnent, dès l’instant qu’ils l’auront quitté ». Ainsi, devenus étrangers, ils se heurteront au pouvoir de l’Etat de ne point admettre sur son territoire des personnes autres que ses ressortissants. Une autre traduction de la relativité de « protection des droits de l’homme » qu’opère la Convention a trait à leur limitation ratione temporis. Selon son article 4, le droit d’émigration pourra être exercé dans un délai de deux ans à partir de la constitution de la Commission mixte d’émigration. Ce qui signifie aussi que les personnes qui y renoncent peuvent être considérées par les autorités nationales comme ayant tacitement opté pour l’appartenance à la population majoritaire dans l’Etat dont elles n’ont pas souhaité quitter le territoire. Cela est facilité par le fait que, contrairement à ce qui se passera quatre ans plus tard avec l’échange des populations grecques et turques, le critère d’appartenance à la « race » grecque ou bulgare ne pouvait reposer sur la religion des intéressés (l’orthodoxie chrétienne dans les deux cas, en dépit du fait que l’exarchat bulgare ne reconnaissait plus la primauté du patriarcat de Constantinople auquel les Grecs restaient, en revanche, fidèles). Le critère n’était, souvent, même pas linguistique, les langues grecque et slave étant assez largement pratiquées par les mêmes personnes. Le critère était essentiellement subjectif (la volonté d’appartenir à tel groupe) alors même que des personnes, voire des personnalités illustres de l’époque, avaient pu changer, au gré des circonstances politiques, de sentiments subjectifs plusieurs fois durant leur vie et carrière.

[30] Ambition largement démentie puisque nombre de guerres s’en sont suivies (1925, 1940, guerre froide …). A contrario, aucune guerre ouverte gréco-turque n’est à signaler depuis le Traité et la Convention de Lausanne.

[31] Toutefois, s’il faut retenir parmi les critères d’un sincère consentement donné à un accord d’échange de populations le nombre des « échangés », force est de constater que la balance est nettement positive pour l’Etat vainqueur. On estime à environ 100.000 le nombre de « Bulgares » qui ont quitté la Grèce et à environ 45.000 le nombre de « Grecs » qui ont quitté la Bulgarie. C’est donc, à première vue, largement la Grèce qui a gagné en « homogénéité » ethnique, à ceci près que, si la quasi-totalité des « Grecs » ont quitté la Bulgarie, plus du tiers des « Bulgares » ont choisi de rester en Grèce. La Bulgarie, elle, si elle n’avait pratiquement plus de « Grecs » sur son territoire, continuera à héberger une importante minorité turcophone et musulmane (environ 10% de la population bulgare totale). C’est cette dernière minorité qui fera les frais d’une campagne de bulgarisation implacable et assez brutale durant les dernières années du régime communiste. On estime à environ 300.000 le nombre de turcophones qui, en proie à des persécutions, ont dû chercher refuge dans la mère patrie turque en 1989. De manière plus ordonnée, auparavant (entre 1950 et 1978), sur la base de plusieurs accords bilatéraux, quelques 270.000 turcophones avaient également quitté la Bulgarie pour la Turquie (Eminov, Ali: Turkish and Other Muslim Minorities in Bulgaria, Londres,  Hurst & Co. Publishers, 1997, p. 78).

[32] Texte in Martens: Nouveau recueil général de traités, Troisième série, tome viii, p. 85.

[33] On réservera le cas où l’échange de populations est le résultat d’un acte extérieur aux parties. Il en va ainsi d’une sentence arbitrale. La seule qui semble avoir existé est celle des puissances de l’Axe en date du 30 août 1940 tranchant le conflit territorial entre la Hongrie et la Roumanie (texte in Colliard et Manin: Droit international et histoire diplomatique. Documents choisis, Paris, Montchestien, tome 1er, II, 1970, p. 164). C’est dans un délai de six mois que les habitants « ethniquement » roumains pouvaient choisir de quitter (dans un délai supplémentaire d’un an) les territoires roumains cédés à la Hongrie. Le caractère de cet échange de populations « juridictionnel » était purement volontaire, ceux qui le souhaitaient pouvant rester sur les territoires devenus hongrois et acquérir la nationalité hongroise. En réalité, on est plus près ici d’une option de nationalité offerte sous certaines conditions aux habitants d’un territoire faisant l’objet d’une succession d’Etats que d’un échange de populations classique.

[34] Trois autres petites communautés chrétiennes (arménienne, maronite et catholique), totalisant chacune environ 1% de la population, se sentaient historiquement proches de la communauté grecque orthodoxe. La communauté chypriote turque totalisait environ 18% de l’ensemble de la population insulaire.

[35] Parfois, sont rapportées comme « preuves » en ce sens le fait que l’échange effectif des populations de deux communautés s’est relativement bien passé et le fait qu’il avait été supervisés par les autorités compris militaires, de l’ONU, stationnées sur l’île.

[36] Sans oublier que, de toute façon, les transferts de populations avaient déjà eu lieu en 1974 – 1975, c’est-à-dire huit ans avant la proclamation de la république sécessionniste.

[37] Elle ne pourrait être non plus considérée comme un mouvement de libération nationale (qualité, au demeurant, qu’elle ne semble jamais avoir revendiquée) à supposer qu’une telle qualification lui fût un peu plus bénéfique. En réalité, rien ne garantit la « treaty making power » à un mouvement de libération nationale.

[38] La « treaty making power » de la République serbe (Republika srpska) reste assez ambiguë. Le préambule du Traité de Dayton – Paris « prend acte » d’un accord du 29 août 1995 « autorisant la République fédérale de Yougoslavie à signer, au nom de la Republika Srpska, les parties du plan de paix la concernant ».

[39] Selon l’article premier, paragraphe premier de cette Annexe, « tous les réfugiés et personnes déplacées ont le droit de rentrer librement dans leurs foyers » (traduction française in Documents d’actualité internationale, Accords de paix concernant l’ex-Yougoslavie, n° hors-série, Paris, La Documentation française, février 1996). D’un point de vue strictement juridique, on s’étonnera du fait que cette Annexe portant accord sur les réfugiés et les  personnes déplacées soit conclue entre un sujet du droit international, la République de Bosnie-Herzégovine et deux entités infra-étatiques, à savoir les deux entités fédérées de celle-ci, la Fédération (croato-musulmane) de Bosnie-Herzégovine et la Republika srpska. Le caractère international de cet accord peut être mis en doute même si, formellement, il a le statut d’annexe à un traité international.

[40] En revanche, plusieurs Etats arabes abritant des communautés juives particulièrement nombreuses (par dessus tout, l’Irak, la Syrie et le Yémen) se sont quasi-totalement vidés de leurs habitants juifs, qui, pour la plupart, ont trouvé refuge en Israël.

[41] Une implication, d’ailleurs toute relative, d’autres puissances, spécialement dans le cas de la Convention de Neuilly, avait essentiellement comme but d’offrir un cadre multilatéral de négociations ainsi qu’une caution de la « communauté internationale ».

[42] L’inexistence d’un Etat palestinien complique bien sûr ultérieurement le dossier. Il ne semble du reste pas que les principaux intéressés aient pu rapidement s’affranchir de la tutelle des Etats arabes voisins, qui, par ailleurs, avaient occupé, dans des conditions d’une légalité internationale douteuse, une partie de la Palestine mandataire, qui, d’après le plan des Nations Unies, devrait s’ériger en Etat indépendant. A partir du moment où le mouvement national palestinien s’est organisé sur des bases à peu près autonomes et a pu bénéficier du statut de mouvement de libération nationale, la situation juridique sans doute se modifie (en sa faveur). Encore conviendrait-il, dans ce cas, d’examiner la mesure dans laquelle il aurait pu rétroagir sur des situations créées au passé.

[43] Voir, récemment, entre autres, F. Mardam-Bey et E. Sanbar: Le droit au retour. Le problème des réfugiés palestiniens, Paris, Sindbad et Actes Sud, 2002.

[44] On rappellera que lors des négociations – avortées, in fine – entre Yasser Arafat et l’ancien premier ministre israélien Ehud Barak, certains progrès avaient été effectués en matière de reconnaissance d’un droit au retour de certaines catégories de réfugiés palestiniens, fût-ce sous la forme dérivée et édulcorée de compensations à verser. Le dossier des compensations à verser aux réfugiés juifs provenant d’Etats arabes commence à peine à retenir, à son tour, l’attention (cf. Carole Basri: The Jewish Refugees from Arab Countries : An Examination of Legal Rights – A Case Study of the Human Rights Violation of Iraqi Jews, Fordham International Law Journal, 2003, pp. 656 - 720). Quoi qu’il en soit, la problématique du droit au retour s’inscrit aux antipodes de celle d’un accord d’échange de populations, échange qui se veut définitif et irréversible.

[45] On peut aussi ajouter la notion de déportation qui signifie, selon la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, « forced displacement of persons by expulsion or other coercitive acts from the area where they are lawfully present, without grounds permitted under international law » (arrêt Krnojelac du 15 mars 2002, point 274).

[46] Définitions données, respectivement, par le Petit Robert et par le Lexis de Larousse.

[47] L’article 3 § 1 du protocole n° 4 de la Convention européenne des droits de l’homme énonce ce principe dans les termes suivants : « Nul ne peut être expulsé, par voie de mesure individuelle ou collective, du territoire de l’Etat dont il est ressortissant ». Voir aussi l’article 12 § 4 (surtout en combinaison avec l’article 13 § 1) du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques, l’article 22 § 5 de la Convention américaine des droits de l’homme et l’article 12 § 2 de la Charte africaine des droits de l’homme et des peuples.

[48] Cf. Guy Goodwin-Gil: The Limits of the Power of Expulsion in Public International Law, British Yearbook of International Law, 1974 – 75, pp. 55 – 156, spéc. p. 56.

[49] Cour européenne des droits de l’homme, arrêt Conka c. Belgique du 5 février 2002 (point 59).

[50] Voir, néanmoins, plus loin nos développements relatifs au Statut et à la jurisprudence du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie.

[51] Sauf si l’on l’envisage sous une forme linguistique quelque peu altérée, celle de transfèrement qui, en principe, concerne des cas individuels seulement. La notion de transfèrement est, en tout état de cause, une notion bien spécifique s’utilisant pour signifier le transfert, temporaire ou permanent, de personnes détenues, condamnées ou à des fins de jugement d’un Etat à un autre. L’élément conventionnel sera pratiquement toujours présent, ce qui la différencie fortement du transfert. Voir, par exemple, la Convention européenne sur le transfèrement des personnes condamnées du 21 mars 1983 ainsi que son protocole additionnel du 18 décembre 1997.

[52] Sous la direction de J. Salmon: Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 1100.

[53] A.S. Al-Khasawneh et R. Hatano: Rapport préliminaire du 6 juillet 1993 doc. E/CN.4/Sub.2/1993/17, (paragraphe 15).

[54] On ne peut naturellement exclure le déplacement d’une population d’un endroit à un autre du territoire d’un même Etat. Cette hypothèse, qui n’intéresse, certes, pas directement la présente étude, n’a été pendant longtemps que peu envisagée par le droit international (voir, néanmoins, l’article 85 § 4 litt. a du Protocole additionnel I aux Conventions de Genève de 1949). Elle commence, néanmoins, à trouver l’attention qu’elle mérite. Voir, par exemple, l’adoption par l’ONU le 11 février 1998 des Principes directeurs relatifs au déplacement de personnes à l’intérieur de leur propre pays (Doc. ONU E/CN.4/1998/53/Add.2). Le 6ème principe (alinéa 2, litt. a) précise que « l’interdiction des déplacements arbitraires s’applique aux déplacements qui sont la conséquence de politiques de ‘‘nettoyage ethnique’’ ». Parfois, elle peut être le prélude à un déplacement international d’une population. Parfois, aussi, elle aura les allures et les dimensions d’un vrai déplacement international lorsque des parties du territoire d’un Etat ne seront pas contrôlées par le gouvernement internationalement reconnu. Le déplacement d’une partie importante des musulmans de la Republika srpska ou celui des Chypriotes grecs du Nord de Chypre illustrent parfaitement cette dernière hypothèse.

[55] Bien sûr, le consentement en question sera fonction de la conjoncture politique, des capacités de réaction réelles de l’Etat d’accueil, de l’écho que ses éventuelles protestations et autres démarches trouveront auprès du reste de la communauté internationale, etc. Il conviendrait en tout cas de ne pas retenir un pur argument humanitaire (l’Etat accueillerait les populations concernées essentiellement afin de mettre un terme, fût-il provisoire, aux souffrances de populations devenues errantes suite au refus d’autres Etats de les accueillir). En effet, il ne faut point perdre de vue que, contrairement à l’expulsion collective, qui peut prendre tel ou tel Etat d’accueil à l’improviste, un transfert implique une véritable organisation de la part de l’Etat d’origine, à grande échelle, sur une certaine période, choses toutes qui peuvent difficilement être tenues secrets.

[56] Zayas, Alfred-Maurice: Population, Expulsion and Transfer in R. Bernhardt (éd.), Encyclopedia of Public International Law, Elsevier, vol. 3, 1992, pp. 1062 – 1068, spéc. p. 1063.

[57] Texte in Colliard et Manin: Droit international et histoire diplomatique. Documents choisis, Paris, Montchestien, tome 1er, I, 1970, p. 162. Au minimum, quelques 3 millions d’Allemands seront expulsés de Pologne et 2,5 millions de Tchécoslovaquie. D’autres chiffres avancent, toutefois, à presque 10 millions le nombre des expulsés de Pologne et à presque 3,5 millions de ceux de Tchécoslovaquie.

[58] La perfection, il faut bien croire, ne se rencontre pas fréquemment dans ce monde.

[59] Cf. Dictionnaire de droit international public (sous la direction de J. Salmon), Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 1100. De même, on notera que, pour le Dictionnaire de la terminologie du droit international (sous la direction de J. Basdevant, Paris, Sirey, 1960, p. 246), l’échange de populations n’est conçu que comme un « transfert réciproque et forcé, d’un Etat à un autre, de minorités établies sur le territoire de l’un et se rattachant à l’autre par la race, la religion ou les aspirations ». Visiblement, pour ces auteurs, un échange de populations non forcé n’est pas tout à fait un échange de populations.

[60] L’image est bien présente aussi dans des langues autres que la langue française. Ainsi, en anglais, on parle de « ethnic cleansing », en allemand de « ethnische Säuberung », en italien de « pulizia etnica » et en espagnol de « limpieza étnica »

[61] Sous la direction de J. Salmon, Bruxelles, Bruylant, 2001, p. 736.

[62] Respectueusement, il sera permis de noter que certaines combinaisons peuvent tout de même être considérées comme tautologiques ou, à tout le moins, comme absconses. Par exemple, « déplacements forcés visant à contraindre au départ » …

[63] La Chambre de première instance dans son arrêt Kupreskic et autres (vallée de la Lasva) du 14 janvier 2000 estime que l’accusé Josipovic « a participé à l’exécution d’un plan commun de nettoyage ethnique du village qui était nécessairement un effort extrêmement coordonné exigeant une excellente connaissance préalable des actes prévus et la subordination à un plan d’action commun » (point 782).

[64] A « certaines » ; c’est-à-dire pas à toutes, ce qui complique singulièrement le jeu.

[65] Voir aussi, plus généralement, l’arrêt Tadic de la Chambre d’appel relatif à la sentence en date du 26 janvier 2000, selon lequel « comparé à ses supérieurs, qui étaient eux les commandants ou encore les véritables architectes de la stratégie de nettoyage ethnique, l’Appelant se situait au bas de la structure de commandement » (point 56).

[66] La notion de nettoyage ethnique ne semble pas avoir été utilisée avant la guerre dans l’ex-Yougoslavie. Elle est d’ailleurs toujours largement associée aux tentatives de création de la grande Serbie dans des parties de la Croatie, de la Bosnie-Herzégovine et au Kosovo. La fortune extraordinaire de l’expression fera, dans les années suivantes qu’elle soit utilisée pour couvrir bon nombre de conflits ethniques, notamment en Europe de l’Est (par exemple, l’Assemblée générale des Nations Unies l’utilisera à propos de la Géorgie). Il est bien entendu que, d’un point de vue politique, elle sera utilisée à tort et à travers afin de flétrir particulièrement tel comportement de la partie adverse. La notion, très à la mode, risque, à cause de cela, de subir les affres de la banalisation (et, par là même, celles aussi d’une relative décrédibilisation).

[67] Les guillemets se justifient dans la mesure où, a priori, la responsabilité incombe à des entités infraétatiques en dépit de l’arrêt Tadic du 15 juillet 1999 de la Chambre d’appel du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie qui, sur la base d’un raisonnement, parfois contesté par la doctrine, a imputé la responsabilité des crimes commis par les forces serbo-bosniaques  à un Etat, la République fédérale de Yougoslavie.

[68] On retrouve la même liste de « crimes contre l’humanité » dans l’article 3 du Statut du Tribunal pénal international pour le Rwanda. Mutatis mutandis, les problèmes d’interprétation sont les mêmes sauf que, curieusement, le reproche de « nettoyage ethnique » est totalement absent dans l’affaire rwandaise ou, en tout cas, dans les résolutions de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité relatives au Rwanda. Est-ce que le nettoyage ethnique serait, dans le subconscient de la communauté internationale, une vraie spécialité balkanique ?

[69] La notion est déjà utilisée de manière particulièrement prudente dans les actes d’accusation établis par le procureur. Ainsi, l’acte d’accusation contre Radovan Karadzic, s’il se réfère à plusieurs reprises au « nettoyage ethnique », ne contient pas de chef d’accusation y portant explicitement. C’est comme si la notion de « nettoyage ethnique » était largement une notion politique insusceptible d’être utilisée devant les juges. Voir, par exemple, le point 8 de l’acte d’accusation dans sa version du 28 avril 2000 : « De l’avis des dirigeants du SDS [le principal partie des Serbes de Bosnie, présidé par Karadzic], l’un des problèmes majeurs posé par la création et le contrôle du territoire serbe était la présence dans les zones revendiquées d’importantes populations musulmane et croate de Bosnie ainsi que d’autres populations non serbes. En conséquence, l’un des points importants du projet de création d’un nouvel État serbe était l’élimination définitive de ces zones ou ‘‘nettoyage ethnique’’ de la quasi-totalité des populations musulmane et croate de Bosnie et autres non-Serbes. Il était prévu qu’un petit nombre de non Serbes pourrait rester, à condition qu’ils acceptent de vivre dans un État dominé par les Serbes ». Les guillemets dans lesquels est enfermée l’expression de nettoyage juridique en dit long. Dans d’autres textes, arrêts du Tribunal, résolutions de l’Assemblée générale et du Conseil de sécurité, etc., les guillemets sont également souvent présents, mais pas toujours, sans que l’on puisse comprendre si leur présence ou bien leur absence possède une quelconque signification juridique.

[70] Fenrick, William J. : The Crime Against Humanity of Persecution, Netherlands Yearbook of International Law, 2001, pp. 81 – 96, spéc. p. 89.

[71] Arrêt Kupreskic et autres de la Chambre de première instance en date du 14 janvier 2000, point 615.

[72] Cf. Kordic et Cerkez, arrêt de la Chambre de première instance en date du 26 février 2001, point 213.

[73] « With the aim of removal of those persons », dans le texte original anglais.

[74] Ibid., point 214.

[75] Selon l’article 49, alinéa 1 de la Convention de Genève du 12 août 1949 relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre, « les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé dans le territoire de la Puissance occupante ou dans celui de tout autre Etat, occupé ou non, sont interdits, quel qu’en soit le motif ». Par ailleurs, est infraction grave au Protocole additionnel du 8 juin 1977 relatif à la protection des victimes des conflits armés internationaux, lorsque commis « intentionnellement », « le transfert par la Puissance occupante d’une partie de sa population civile dans le territoire qu’elle occupe, ou la déportation ou le transfert à l’intérieur ou hors du territoire occupé de la totalité ou d’une partie de la population de ce territoire, en violation de l’article 49 » de la Convention de Genève citée (article 85, § 4, litt. a). Voir aussi l’article 17 du Protocole additionnel du 8 juin 1977 relatif à la protection des victimes des conflits armés non internationaux.

[76] Arrêt du 17 septembre 2003, point 222.

[77] Ibid., point 221.

[78] Ibid., point 218.

[79] Arrêt Simic, Tadic et Zaric (Bosanki Samac) de la Chambre de première instance en date du 17 octobre 2003, point 133.

[80] Arrêt Krnojelac du 17 septembre 2003 de la Chambre d’appel, point 218.

[81] Arrêt Tadic du 15 juillet 1999 de la Chambre d’appel, point 204.

[82] Arrêt Kupreskic et autres de la Chambre de première instance en date du 14 janvier 2000, point 760.

[83] Arrêt Vasiljevic de la Chambre de première instance en date du 29 novembre 2002, point 191. Voir aussi la manière claire dont s’exprime l’acte d’accusation contre Dario Kordic : « Cette campagne de persécution et de nettoyage ethnique a entraîné le déplacement de la population civile musulmane de Bosnie et sa raréfaction dans les zones passées sous le contrôle » des nationalistes croates (version du 30 octobre 1998, point 35). 

[84] Pour l’ancien président du Tribunal, le rôle de celui-ci est bel et bien de « juger les instigateurs du nettoyage ethnique » (Jorda, Claude et De Hemptine, Jerôme : Le rôle du juge dans la procédure face aux enjeux de la répression internationale in Ascensio, Decaux et Pellet : Droit pénal international, Paris, Pedone, 2000, pp. 807, spéc. p. 807 – 821.

[85] Sauf une improbable modification de son Statut.

[86] Voir de manière saisissante l’acte d’accusation contre Dario Kordic où l’on peut lire : « De novembre 1991, approximativement, à mars 1994, divers groupes ou individus associés, dirigés, organisés, soutenus, aidés ou encouragés par le HDZ, le HDZ BiH, la HZ H-B/HR H-B, le HVO et leurs organes politiques, municipaux ou administratifs, leurs forces armées, leur police, leurs unités paramilitaires ou spéciales, ont causé, planifié, préparé, organisé, encouragé, dirigé ou participé à une campagne de persécutions et de nettoyage ethnique et ont commis des violations graves du droit international humanitaire à l’encontre des Musulmans de Bosnie résidant en HZ H-B/HR H-B et dans la municipalité de Zenica, sur le territoire de Bosnie-Herzégovine » (version du 30 octobre 1998, point 7). 

[87] On notera, néanmoins, le remplacement du terme « expulsion » par celui de « déportation » ainsi que la disparition du singulier (« expulsion ou transfert d’un civil ») qu’on trouve toujours dans les Statuts des Tribunaux ad hoc.

[88] Il s’agit de la « persécution de tout groupe ou de toute collectivité identifiable pour des motifs d’ordre politique, racial, national, ethnique, culturel, religieux ou sexiste au sens du paragraphe 3, ou en fonction d’autres critères universellement reconnus comme inadmissibles en droit international, en corrélation avec tout acte visé dans le présent paragraphe ou tout crime relevant de la compétence de la Cour » (article 7 § 1 litt. h). La notion est ultérieurement interprétée comme étant « le déni intentionnel et grave de droits fondamentaux en violation du droit international, pour des motifs liés à l’identité du groupe ou de la collectivité qui en fait l’objet » (article 7 § 2 litt. g).

[89] David, Eric : Principes de droit des conflits armés,Bruxelles, Bruylant, 3ème éd., 2002, p. 689, n° 4.107.

[90] Selon les premiers mots du préambule du Pacte.

[91] Sauf durant les hostilités à Chypre en été 1974 du fait de la présence de petites unités militaires grecques censées épauler la garde nationale chypriote grecque. En revanche, l’éclatement d’un conflit ouvert sera parfois évité de justesse, comme, par exemple, lors de la crise autour de l’îlot d’Imia en 1996.

[92] Des années plus tard, le président des Etats-Unis d’Amérique F. D. Roosevelt s’en souviendra d’ailleurs au lendemain de la victoire sur l’Allemagne nazie en estimant que les alliées « should make some arrangements to move the Prussians out of East Prussia the same way the Greeks were moved out of Turkey after the last war. While this a harsh procedure, it is the only way to maintain peace » (propos rapportés par Jennifer JACKSON PREECE, « Ethnic Cleansing and the Normative Transformation of International Society », conférence tenue à Florence en avril 2000, texte in http://www.ippu.purdue.edu/failed_states/2000/papers/jacksonpreece.html. Selon le même auteur, W. Churchill aurait tenu des propos analogues.

[93] Kaufmann, Erich : Règles générales du droit de la paix, RCADI, 1935/IV, tome 54, pp. 309 – 620, spéc. p. 372.

[94] J. H. W. Verzijl : International Law in Historical Perspective, Leyden, Sijthoff, volume V, 1972, p. 192.

[95] Redslob, Robert : Le principe des nationalités, RCADI, 1931/III, tome 37, pp. 1 – 82, spéc. p. 45.

[96] Echange des populations grecques et turques, avis consultatif du 21 février 1925, CPJI, série B, n° 10. Voir aussi, quelques années plus tard, l’avis consultatif de la Cour du 31 juillet 1930 dans l’affaire des Communautés gréco-bulgares, série B, n° 17 (en interprétation de la Convention de Neuilly de 1919).

[97] On peut notamment mentionner de nombreux accords conclus antre l’Union soviétique et ses voisins, y compris la Turquie, dans les années 1920 ainsi qu’une Convention de Bucarest du 4 septembre 1936 entre la Turquie et la Roumanie en vertu de laquelle environ 67.000 Roumains turcophones auraient émigré en Turquie (Al-Khasawneh et R. Hatano, rapport cité, §§ 126 et 127).

[98] Al-Khasawneh et R. Hatano (rapport cité, § 140) se réfèrent aussi à nombre d’accords conclus principalement par l’Union soviétique et les démocraties populaires dans la foulée du traité de Potsdam. Ces accords, portant échange obligatoire des populations, auraient entraîné le départ de 200.000 Magyars de Tchécoslovaquie et de 200.000 Slovaques de Hongrie (accord de 1946 entre ces deux Etats). En septembre 1946 également, 10.000 Magyars furent échangés contre 40.000 Serbes et Croates en vertu d’un accord entre la Yougoslavie et la Hongrie, et l’Union soviétique accepta de même d’échanger des populations avec la Pologne et la Tchécoslovaquie, le 6 juillet 1945 et le 10 juillet 1946, respectivement.

[99] N. Rouland, S. Pierre-Caps et J. Pumarede : Droit des minorités et des peuples autochtones, Paris, Presses universitaires de France, 1996, p. 175, n° 87.

[100] Ibid.

[101] J. H. W. Verzjl, op. cit., p. 192.

[102] Ce n’était naturellement pas le cas des juifs que le régime nazi avait pensé à un moment de transférer en dehors du Reich.

[103] Redslob, op. cit., p. 44.

[104] Op. cit., p. 192.

[105] Op. cit., p. 44.

[106] Op. cit., p. 45.

[107] Voir surtout son cours à l’Académie du droit international sur « La protection des minorités » in RCADI, 1923/I, pp. 363 – 519.

[108] Mandelstam, André : La Société des Nations et les Puissances devant le problème arménien, Revue générale de droit international public, 1924, pp. 415 – 553, spéc. p. 471.

[109] Cela dit, il est toujours extrêmement difficile de connaître le droit international valable à un moment précis dans le passé. Ainsi, par exemple, on notera la différence fondamentale qui oppose les professeurs Jochen Frowein et Ulf Bernitz sur le point de savoir si l’expulsion des Allemands des Sudètes en 1945 – 1946 sur la base des décrets Benes était ou pas conforme au droit international de l’époque (avis juridique demandé par le Parlement européen sur les décrets Benes et l’adhésion de la République tchèque à l’Union européenne, Luxembourg, 2002, pp. 11 – 12 et 45 – 46).

[110] C’est probablement durant la seconde moitié des années 1940 que le droit international commence à évoluer en la matière. Ce n’est pas un hasard s’il y a de substantielles différences dans la doctrine quant à la conformité au droit international de l’accord de Potsdam sur le transfert des populations allemandes de l’Europe de l’Est (voir note précédente). Voir sur ce sujet les nombreux travaux de Alfred-Maurice De Zayas, et notamment, Nemesis at Potsdam : The Expulsion of the Germans from the East, Lincoln, Londres, University of Nebraska Press, 1989, « International Law and Mass Population Transfers », Harvard International Law Journal, 1975, pp. 207 – 258 et The German Expellees: Victims in War and Peace, New York, St. Martin's Press, 1993. On notera, de même, que l’Institut du droit international, dans sa session de Sienne (1952), exprimera l’avis que seul un transfert de population sur la base du libre choix des intéressés est conforme au droit international.

[111] Cette Convention-cadre sera précédée ou suivie d’un nombre considérable de traités bilatéraux de protection des minorités nationales. La Hongrie, pays emblématique qui a vu la nation magyare dispersée dans un grand nombre d’Etats après 1919, prendra notamment nombre d’initiatives visant à détendre ses relations avec les voisins. A consulter sur la politique hongroise des minorités l’œuvre de Péter Kovács et notamment son livre Le droit international pour les minorités face à l’Etat-nation, Miskolc, Miskolci Egyetemi Kiadó, 2000.

[112] Considérant n° 4. C’est nous qui soulignons.

[113] A commencer, comme on l’a vu, par la Société des Nations et la Cour permanente de justice internationale.

[114] La Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, peut-être parce qu’elle impose des obligations davantage concrètes à la charge de ses Etats parties, a rencontré un succès bien moindre. A la fin février 2004, seuls dix-sept membres du Conseil de l’Europe l’avaient ratifiée. Parmi les Etats tiers par rapport à la Charte, on trouve, outre la Grèce et la Turquie, également la Bulgarie, autre Etat intéressé par nombre de conventions d’échange de populations.

[115] On remarquera, à cet égard, l’important article 3 § 1 de la Convention-cadre, selon lequel « toute personne appartenant à une minorité nationale a le droit de choisir librement d’être traitée ou ne pas être traitée comme telle ».

[116] Posture classique pour l’après 1945. Voir à cet égard l’article 27 du Pacte des Nations Unies relatif aux droits civils et politiques.

[117] Voir, pour une appréciation analogue, l’arrêt Krnojelac de la Chambre de première instance en date du 15 mars 2002 (point 475).

[118] L’article interdit, dans son premier alinéa, « les transferts forcés, en masse ou individuels, ainsi que les déportations de personnes protégées hors du territoire occupé ». Selon le commentaire, « la Conférence diplomatique a préféré ne pas interdire de manière absolue toute espèce de transferts, certains de ceux-ci lui paraissant pouvoir, jusqu’à un certain point, rencontrer l’adhésion de ceux qui en sont l’objet. Elle pensait notamment au cas de personnes protégées qui, en raison de leur appartenance à des minorités ethniques ou politiques, auraient fait l’objet de mesures discriminatoires ou de persécutions et qui souhaiteraient pour cette raison quitter le pays. C'est pour tenir compte de ce désir légitime que la Conférence a décidé d’autoriser implicitement les transferts volontaires, prohibant seulement les transferts ‘‘forcés’’ ».

[119] Se référant à cette dernière, Ladas (op. cit., p. 721) note que « voluntary in theory, it became, in fact, to a great extent compulsory. It was early evident that if carried out as a voluntary emigration it would be a failure. Few were prepared to avail themselves of the Convention voluntarily ».

[120] Voir supra note 46.

[121] Auquel cas, si tous ceux auxquels l’Etat aurait enlevé sa nationalité faisaient l’objet d’une expulsion, on tomberait dans l’hypothèse de l’expulsion collective, elle aussi interdite par la grande majorité des traités de protection des droits de l’homme, mais, peut-être, cette interdiction est moins bien assise en droit international coutumier que l’interdiction d’expulser les nationaux.

[122] De même, selon l’article premier de la Convention de Neuilly, la Bulgarie et la Grèce « reconnaissent à leurs ressortissants appartenant à des minorités ethniques, de religion ou de langue le droit d’émigrer librement dans leurs territoires respectifs ».

[123] L’article 5 de la Convention de Neuilly est conçu de manière analogue.

[124] En revanche, pour les standards de l’époque, on pouvait raisonnablement exclure l’existence de familles mixtes musulmanes – chrétiennes. Par conséquent, la Convention de Lausanne n’envisage même pas cette éventualité.

[125] Tout au long des travaux préparatoires de la Convention, établis, il est vrai, dans l’extrême urgence, et tout au long, plus tard, des travaux de la Commission mixte, le souhait des autorités turques d’expulser le maximum d’allogènes et d’allodoxes s’est fait particulièrement sentir.

[126] Voir, pour une pléthore d’informations sur le travail de la Commission, Ladas, op. cit., p. 377 sqq.

[127] Op. cit., p. 45.

[128] Chiffre cité par Tomuschat, Christian : Die Vertreibung der Sudetendeutschen. Zur Frage des Bestehens von Rechtsansprüchen nach Völkerrecht und deutschem Recht, Zeitschrift für allgemeines öffentliches Recht und Völkerrecht, 1996, pp. 6 - 69, spéc. p. 5.

[129] Al-Khasawneh et R. Hatano, rapport cité, § 141.

[130] Décisions et rapports, vol. 78-B, p. 62.

[131] Selon le point 8 de l’acte d’accusation, « il était prévu qu’un petit nombre de non Serbes pou[v]ait rester, à condition qu’ils acceptent de vivre dans un État dominé par les Serbes » (voir aussi supra note 68).

[132] Voir supra note 74.

[133] Voir, en général, Roucounas, Emmanuel : Engagements parallèles et contradictoires, RCADI, 1987/VI, tome 206, pp. 9 – 287.

[134] Autriche c. Italie, req. n° 788/60, décision de la Commission européenne des droits de l’homme du 11 janvier 1961 (Annuaire de la Convention européenne des droits de l’homme, vol. 4, p. 177). Voir aussi les arrêts de la Cour européenne des droits de l’homme du 18 février 1999 Waite et Kennedy c. Allemagne (point 67) et Matthews c. Royaume-Uni ( point 32) ainsi que, d’une certaine manière, la décision de la Cour du23 janvier 2002 dans l’affaire Slivenko c. Lettonie (point 61).

[135] Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne, arrêt du 12 juillet 2001 de la Cour européenne des droits de l’homme, point 47.

[136] Outre la doctrine qui, presque unanimement, donne l’interdiction du génocide comme exemple concret de norme de jus cogens, voir aussi la confirmation implicite donnée par la Cour internationale de justice dans son arrêt du 5 février 1970 dans l’affaire de la Barcelona Traction, Light and Power Company (Rec., p. 32).

[137] Entre autres, Eric David, op. cit., pp. 780 – 781 ; John R. W. D. JONES, The Practice of the International Criminal Tribunals for the Former Yugoslavia and Rwanda, Ardsley, N. Y., Transnational Publishers, 2ème éd., 2000, p. 99 sqq. De même, le American Heritage  Dictionary of the English Language (4ème édition,  2000) définit le « ethnic cleansing » comme étant « the systematic elimination of an ethnic group or groups from a region or society, as by deportation, forced emigration, or genocide ». En revanche, pour William SCHABAS, « dans la mesure où l’intention est le déplacement et non pas la destruction d’un groupe, la concordance de l’épuration ethnique avec le texte de la Convention [de 1948] n’est pas évidente » (« Le génocide » in Ascensio, Decaux et Pellet : Droit pénal international, Paris, Pedone, 2000, pp. 319 – 332, spéc. p. 323).

[138] « [L]’ignoble politique du ‘‘nettoyage ethnique’’ […] est une forme de génocide » (9ème considérant du préambule).

[139] Tout autre est la situation à laquelle est confronté le Tribunal pénal international pour le Rwanda.

[140] Il faut dire que l’article 64 de la Convention de Vienne de 1969 sur le droit des traités n’est pas d’une grande limpidité lorsqu’il énonce que, « si une nouvelle norme impérative du droit international général survient, tout traité existant qui est en conflit avec cette norme devient nul et prend fin » (c’est nous qui soulignons).

[141] Voir, pour des détails, Karagiannis, Syméon : La place du génocide culturel dans la Convention sur le génocide de 1948, Annales de l’Ecole doctorale de la faculté de droit de l’Université de Lille II, n° 2, 1994, pp. 9 – 41.

[142] On imagine que les personnes d’un certain âge auront beaucoup plus de difficultés à s’adapter à leur nouvel environnement culturel et/ou linguistique. Il paraît pourtant que l’on puisse encore, soixante-dix ans après l’échange obligatoire, trouver en Turquie des personnes, surtout des musulmans crétois, pour qui la langue turque garde tous ses mystères et pour qui seule la langue grecque fait figure de langue usuelle. Sans doute, des phénomènes analogues pourraient s’observer côté grec en dépit du fait que les populations grecques d’Asie mineure ne se mélangeaient pas avec les populations musulmanes, vu, entre autres, leur appartenance, en principe, aux classes sociales supérieures de l’Empire ottoman.

[143] « Les Parties contractantes confirment que le génocide, qu’il soit commis en temps de paix ou en temps de guerre, est un crime du droit des gens, qu’elles s’engagent à prévenir et à punir ».

[144] Rappelons que, selon l’article III de la Convention, sont également punis l’entente en vue de commettre le génocide, l’incitation directe et publique à commettre le génocide, la tentative de génocide ainsi que la complicité dans le génocide.

[145] Voir ses arrêts Loizidou c. Turquie du 23 mars 1995., Chypre c. Turquie du 10 mai 2000 ainsi que les deux arrêts du 31 juillet 2003 Eugenia Michaelidou Developments Ltd c. Turquie et Demades c. Turquie.

[146] Signalons que, selon l’arrêt Simic, Tadic et Zaric (Bosanki Samac) du 17 octobre 2003 de la Chambre de première instance du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, le terme « “déracinement” indicates that the mens rea of a forcible displacement comprises the intent of the perpetrator that the victim is not returning » (point 133).

[147] Parmi les décrets du président de la Tchécoslovaquie Edvard Benes, le plus intéressant pour la présente étude est le décret n° 33 du 2 août 1945 qui prive, à la date de son entrée en vigueur, de leur nationalité tchécoslovaque les citoyens tchécoslovaques de nationalité allemande ou hongroise à l’exception de ceux qui s’étaient comportés loyalement vis-à-vis de la Tchécoslovaquie pendant la seconde guerre mondiale. A noter la manière dont est conçu l’article IV de la Déclaration germano-tchèque de janvier 1997 : « Les deux parties conviennent que les injustices commises dans le passé appartiennent au passé et tourneront donc leurs relations vers l’avenir. Pour la raison précise qu’elles gardent conscience des chapitres tragiques de leur histoire, elles sont déterminées à maintenir la priorité accordée à la compréhension et au consentement mutuel dans le cadre de l’évolution de leurs relations. Pour autant, chaque partie demeure attachée à son système juridique et respecte le fait que l’autre partie ait un avis juridique différent. Les deux parties déclarent dès lors qu’elles n’entraveront pas leurs relations par des questions juridiques et politiques découlant du passé ».

[148] Cf. Prince Hans-Adam II de Liechtenstein c. Allemagne, arrêt du 12 juillet 2001 de la Cour européenne des droits de l’homme. Certes, le décret Benes n° 12, seul à intéresser cette affaire, concernait la confiscation des biens allemands après la seconde guerre mondiale, mais certaines des conclusions sont susceptibles d’avoir une portée bien plus considérable.

[149] Affaire Certains biens (Liechtenstein c. Allemagne), actuellement pendante devant la Cour.

[150] Articles 39 (libre circulation des travailleurs salariés) et 43 (libre circulation des travailleurs non salariés) du Traité instituant la Communauté européenne. Il va de soi qu’aucun accord contraire au droit communautaire conclu par des Etats membres avant leur adhésion ne saurait se maintenir.

 

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