Journal of the International Law Department of the University of Miskolc


Miskolc Journal of International Law

Miskolci Nemzetközi Jogi Közlemények

 

Vol. 1. (2004) No. 2. pp. 21-34.


Alain FENET[1]:
 

Emeric Crucé aux origines du pacifisme et de l’internationalisme modernes
 

Les préparatifs de la guerre, que le plus faux des adages préconise pour faire triompher la volonté de paix, créent au contraire, d'abord la croyance chez chacun des deux adversaires que l'autre veut la rupture, croyance qui amène la rupture, et quand elle a eu lieu, cette autre croyance chez chacun des deux que c'est l'autre qui l'a voulue.

Marcel Proust, La prisonnière - A la recherche du temps perdu, Quarto Gallimard, 1999, p. 1875.

 

Eméric Crucé est l'illustration quasi caricaturale du décalage qu'il peut y avoir entre une pensée et l'époque qui la reçoit. Il entre dans la catégories des précurseurs, ces "gens qu'on retrouve après coup"[2], parce que, trop en avance sur leur temps pour être entendus, ils n'en annoncent pas moins des réalités futures. Le Nouveau Cynée, l'ouvrage qu'il publie en 1623 et auquel son nom est attaché, est en effet un étonnant mélange de réactions intimes, de convictions personnelles, de démarche utopique, d'observations fines, de déductions logiques et d'intuitions fécondes. Ce livre curieux n'a pris toute son actualité qu'au 20° siècle, et les événements internationaux récents du  21° siècle justifient qu'on lui donne davantage de notoriété[3]

Ouvrage méconnu d'un auteur mal connu, Le Nouveau Cynée semble être vite tombé dans l'oubli. Si Leibniz, par exemple, se souvient vaguement de l'avoir lu, il avoue, dans ses observations sur le Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe, publié par l'abbé de Saint-Pierre en 1713, ne pouvoir en retrouver l'auteur[4]. Son nom même fait l'objet de variations dans les encyclopédies qui le mentionnent (La Croix, Lacroix, de la Croix, Crucé). C'est Ernest Nys qui sort Crucé de l'oubli à la fin du 19° siècle, en mettant les choses au point sur son nom. Du livre lui-même il ne reste qu'un nombre limité d'exemplaires en édition originale[5]. Il fit heureusement l'objet d'une réédition en 1909, avec traduction anglaise, par un universitaire américain, T. W. Balch[6]. A partir de là, la recherche universitaire a pu en faire un objet d'étude et découvrir son actualité[7]

De nos jours, Crucé n'est donc pas un inconnu. Il faut cependant admettre que sa notoriété est faible et qu'il est traité comme un auteur secondaire. Cette situation peut apparaître injuste, en tout cas étonnante, pour l'auteur d'un livre que certains célèbrent pour son côté novateur, hardi, complet[8]. Elle renvoie en fait à la situation de Crucé de façon générale : c'est bien parce qu'il n'est pas un auteur de premier plan mais un "personnage obscur"[9], qu'on peut facilement l'ignorer, mais c'est pour cette même raison qu'il est un précurseur remarquable à bien des égards. Il s'agit d'expliquer ce paradoxe.

 

Cruce, un «personnage obscur» 

Cette qualification est à comprendre de deux façons. Crucé est un personnage obscur, d'abord parce qu'en son temps il n'apparaît pas comme un individu de premier plan, mais plutôt comme un humaniste de second rang, relativement en marge, déjà attardé dans son siècle ; personnage obscur ensuite, parce que l'époque contemporaine l'a traité comme un auteur secondaire, ce qui n'est pas faux à bien des égards mais ce qui en fait du même coup un penseur mal compris. 

Un humaniste de second rang 

On sait fort peu de choses sur l'individu lui-même. Né vers 1590, il est mort à Paris en 1648. Il est un religieux, enseignant dans un collège de Paris. L’Anversois Jean Gaspard Gevaert, critiquant son édition de Stace, le qualifie de « petit maître d’école ». Socialement, il est de toute évidence d'origine modeste et certainement pas à même d'imposer son nom par sa position sociale ou ses relations politiques. Il semble n'avoir aucun titre à exposer, comme il le fait dans Le Nouveau Cynée, un projet de paix générale et perpétuelle dans le monde, à la différence d'un Sully publiant un plan d'organisation internationale qui attirera plus l'attention, alors qu'il est assurément plus superficiel[10]. Crucé est certainement conscient de ce handicap et son propos reste toujours celui d'un modeste, mais un modeste ancré dans ses convictions et persuadé d'une postérité fût - elle minimale. "Quelques uns, dit-il en conclusion de l'ouvrage, qui liront ce petit livre m'en sauront gré et m'honoreront comme je l'espère de leur souvenance". 

Crucé dit de lui-même qu'il est catholique et français. Ces qualités situent assurément le personnage mais ne déterminent chez lui aucune partialité. Il ne porte ni drapeau ni bannière ; aucune trace de favoritisme ni même d'orgueil national[11]; pas d'avantage de soumission inconditionnée à l'institution religieuse. C'est ainsi qu'il prône de redistribuer plus équitablement les bénéfices ecclésiastiques et, ce faisant, de "limiter le revenu de chaque évêché, abbaye, prieuré, cure" (pp. 147 - 149). Il pense aussi que les prêtres devraient être moins nombreux, puisqu'ils ne se livrent pas à une activité productrice. Plus fondamentalement, tout en prodiguant par ailleurs des assurances d'orthodoxie, il affirme avoir peu d'intérêt pour les questions de dogme, "ces disputes scolastiques qui font plus de bruit que de fruit" (préface, p. IV), et il ose des considérations œcuméniques relativisant les différences religieuses[12]. Cette liberté de pensée est remarquable de la part d'un auteur d'humble origine qui est redevable à l'institution ecclésiastique de lui avoir donné la possibilité de satisfaire son goût pour l'étude[13]

C'est dans son appartenance à la république des lettrés que Crucé trouve sans doute sa véritable identité sociale. Il est féru de l'Antiquité et de ses auteurs classiques qu'il invoque à tout propos. S'inscrivant dans la lignée des humanistes, il partage les traits de ce monde d'érudits issus de la Renaissance : goût pour l'étude, amour de la connaissance, capacité et volonté de penser par soi-même hors de toute contrainte dogmatique, valeurs de paix et de tolérance. Mais en cela il ne présente pas d'originalité particulière et sa place dans la république des lettrés n'est pas de première importance. Hormis Le Nouveau Cynée, ses œuvres sont rédigées en latin et elles ne justifient pas d'attention particulière à notre époque. Certaines ont d'ailleurs été assez mal reçues par ses contemporains[14]

Ses idées politiques sont également à première vue assez banales. Le pacifisme, en quoi réside l'essentiel de ses aspirations et de son message, est un discours communément partagé dans la tradition humaniste. Il s'inscrit aussi dans un mouvement intellectuel du début du dix-septième siècle dénonçant les guerres, leurs ravages et leurs cruautés, et en premier lieu les guerres civiles. Pour Crucé le maintien de l'ordre intérieur passe par l'existence d'un pouvoir fort, contraignant à la paix civile, et plus précisément par l'absolutisme royal. Il se fait de ce dernier un défenseur énergique, sur la base de l'argument classique du titre de droit divin : "les rois ne tiennent leur sceptre que de Dieu…" (p. 64). Ce faisant Crucé a clairement en vue les nécessités de son époque. Il a vu émerger une nouvelle civilisation qui repose notamment sur l'affirmation de l'Etat, qui implique de nouveaux rapports dans la société et d'abord une certaine distinction entre politique et religion. Crucé se réjouit de ces évolutions, il approuve les traits de l'ordre socio-politique qui se dégage. Il consacre de longs développements à condamner ce qui s'oppose à lui, suggérer des réformes pour en assurer le triomphe et des mesures pour en tirer le maximum de bienfaits. 

Mais ici apparaît déjà une certaine originalité de notre auteur. Son pacifisme, en effet, est radical et débouche dans l'ordre interne sur un absolutisme tout aussi radical. C'est ainsi que Crucé condamne sans réserve le tyrannicide ; cet objet par excellence de controverse théologique ne mérite pour lui aucune discussion[15]. C'est ainsi également qu'il prône une main-mise étroite du pouvoir sur la société, en surveillant les conduites, en veillant à l'ordre moral, et en mettant en œuvre les rudiments d'un véritable socialisme d'Etat. 

Si par là Crucé est certainement moderne, il ne semble plus l'être du tout lorsqu'il se tourne vers la question des guerres étrangères. Nouveau Cynée, sa réflexion prend en effet la forme d'une adresse aux princes qui gouvernent le monde, pour qu'ils veuillent bien faire la paix[16]. Celle-ci ne dépendrait que de leur seule volonté, si elle se rendait accessible aux arguments de la morale et de la raison. "Il n'y a rien si facile, …, si les Princes chrétiens le veulent entreprendre" (p.222).  Cette approche psychologique de la question de la guerre et de la paix semble témoigner prima facie plus de la naïveté d'un humaniste attardé dans un siècle où se constitue l'ordre territorial des souverainetés que d'un observateur attentif des réalités. A la même époque Grotius, abordant la même question, rédige en France son De jure belli ac pacis (1625), "premier exposé véritable du droit international écrit avec méthode", par lequel "il distance ses prédécesseurs"[17]. Tout en étant fidèle à la doctrine du droit naturel, il prend en compte en effet le monde des souverainetés tel qu'il se met en place, répondant ainsi aux attentes de son temps, d'où le succès considérable de l'ouvrage. A côté de lui, l'appel pathétique aux Princes de Crucé semble d'un autre âge. Et quelque temps plus tard, Hobbes exposera dans son Léviathan (1651) une vision autrement plus réaliste de l'affrontement des "monstres froids" étatiques. 

On comprend dans ces conditions que Crucé puisse être considéré comme un auteur secondaire. 

 

Un auteur secondaire 

C'est une constatation avant d'être un jugement de valeur. La place qui lui est faite dans les enseignements universitaires est réduite, si on en juge d'après les manuels français. Certains auteurs l'omettent complètement, d'autres le mentionnent simplement[18]. Quelques uns soulignent son intérêt et fournissent les aspects principaux de son projet[19]. Au passage, on peut noter que subsiste le paradoxe remarqué par C. Lange, que "ce soit presque exclusivement des juristes qui aient étudié son livre"[20] qui est si peu juridique, comme on le verra. On peut dire au total que la place qui lui est faite dans l'histoire européenne des idées est des plus réduites et, sans craindre de se tromper, qu'il n'est quasiment pas lu, même si, à l'occasion, il est cité dans un enseignement. 

A cela il y a d'abord une raison pratique : la rareté de l'ouvrage, précédemment soulignée. S'y ajoute le fait que celui-ci se présente d'une façon des plus déconcertantes pour le lecteur contemporain. En effet, entre une préface de neuf pages, dans laquelle Crucé résume l'essentiel de son propos, et une table des matières alphabétique peu rigoureuse et donc peu utile, se suivent 226 pages de texte continu, sans intitulés ou divisions et avec seulement deux alinéas. Si on ajoute un recours répété aux références gréco-latines et une langue pleine de lourdeurs, encore marquée d'ancien français, même si tout à fait accessible[21], on admettra que les étudiants puissent être dirigés vers d'autres lectures. 

Mais plus que la forme datée c'est le fond qui fait problème pour un lecteur contemporain. Il est clair que Crucé ne construit ni système de pensée propre à retenir l'attention ni grande interprétation du monde. Il est de plus difficile à classer : il n'est ni historien, ni économiste, ni juriste, ni théologien, ni moraliste. Par ailleurs, il est à cheval entre deux siècles, à la fois profondément tributaire de l'héritage humaniste et marqué par son époque, tout en publiant un projet de très loin en avance sur son temps. Et en même temps sa réflexion n'est pas du tout coupée du réel. Elle est alimentée par une observation attentive de son époque dont les problèmes sont sous-jacents à tout l'ouvrage et aussi par un goût pour les solutions concrètes et raisonnables. 

Mais, si Crucé se tient loin des spéculations abstraites, son ambition est tout sauf modeste : indiquer aux princes les voies d'une "paix générale". Indifférent à la critique que de telles propositions sont "chimériques et mal fondées" (préface, p. IX), il est habité par un souci et un seul : l'établissement de la paix, de la paix interne et de la paix entre les peuples. Voilà ce qui est le cœur du livre, sa raison même, et la valeur suprême pour son auteur : la paix, la paix au dessus de tout, la paix à tout prix. Cette aspiration, obsession véritable, est si forte qu'elle le conduit parfois dans les dérives de l'utopie totalitaire. C'est ainsi qu'il cherche, dans l'ordre interne, la garantie de la paix publique dans l'établissement d'une emprise absolue de l'autorité sur la société, et imagine pour cela une autorité de police, un censeur, organisant l'orientation professionnelle au sortir des écoles, surveillant les dépenses des familles, empêchant le luxe et l'excès dans l'habillement et dans les repas etc. 

Cette préoccupation unique et constante pour la paix trouve ses racines dans une motivation très personnelle : une détestation profonde de la violence, exprimée régulièrement et sans nuance tout au long de l'ouvrage. Il signale d'abord que la force physique est "la moindre des perfections humaines" (p. 7), celle qui nous rapproche du monde animal. Dès lors, la violence "ne convient qu'aux bêtes" (p. 81), elle est "l'inhumanité" et il s'agit, "avant toute chose", de l'éradiquer de tous les rapports humains (préface, p. II). Ceux qui s'y livrent ne méritent que mépris, et parmi eux ceux qui font le métier des armes. : "la vaillance vulgaire qui n'a d'autre fondement ni appui que la force ne mérite pas grande louange" (p. 7), et d'ailleurs "que peut-on espérer de ceux qui ne respirent que le sang et le carnage ?" (p. 21). Cette dévalorisation radicale du métier des armes le conduit à jeter le discrédit le plus complet sur la gloire militaire qui sent "la barbarie et la brutalité" (p. 5) ; si bien que pour Crucé, "il n'est pas de victoire qui mérite tant de feux de joie ; … On ne parlera plus des conquêtes d'Alexandre, des triomphes de César, des stratagèmes d'Annibal et de Sertorie. La vanité de ces gens-là sera reconnue qui ont fondé leurs gloires sur meurtres et pilleries" (p. 23). 

Ce rejet viscéral de la violence, considérée comme le mal absolu, conduit Crucé à une condamnation totale de la guerre et fait de lui un pacifiste absolu. Il s'agit alors pour lui, sinon de faire naître ce sentiment chez les Princes, du moins de le traduire en convictions partageables. Pour cela, nous verrons que Crucé passe en revue les causes des guerres, s'efforçant de montrer qu'elles sont dépourvues de justification rationnelle : « Nous remettrons l’épée au fourreau quand nous aurons pensé à la vanité des opinions, qui nous font prendre les armes » (p. 225). Cette façon d'aborder la question de la guerre et la paix, tributaire du droit naturel et de la morale, n'est assurément pas du goût de la science politique moderne, et ceci d'autant plus que, derrière les arguments, affleurent les convictions religieuses. 

Chez Crucé la doctrine de la paix est, en effet, directement enracinée dans sa vision chrétienne de l'homme et de l'humanité. Parce qu'ils sont tous créés à l'image de Dieu, « formés au même moule, et par un même ouvrier, … » (p. 54), « il y a une amitié et parenté entre les hommes …» (p. 6). Aucune diversité ne justifie d'y porter atteinte, pas même celle des religions, Crucé insistant fortement sur cet impératif de tolérance religieuse : "Il n'appartient pas aux hommes de punir ou corriger les défauts de la foi" (p. 57). Cette fraternité universelle des hommes requiert fondamentalement la paix, condition même de leur humanité. Pour Crucé, "l'humanité, c'est la paix ; aimer l'humanité, c'est aimer la paix"[22]. Celle-ci ne peut donc qu'être universelle. Reprenant le thème de l'unité organique du genre humain exposée par Saint Paul dans sa première lettre aux Corinthiens, il explique que "toutes les nations sont  associées par un lien naturel et conséquemment indissoluble" (p. 48). Aucune ne peut s'affirmer insensible au sort des autres ou se croire à l'abri de leurs malheurs : « je suis bien d’un autre avis, dit-il, et me semble quand on voit brûler ou tomber la maison de son voisin qu’on a sujet de crainte, autant que de compassion, vu que la société humaine est un corps dont tous les membres ont une sympathie, de manière qu’il est impossible que les maladies de l’une ne se communiquent aux autres » (préface, p. VII). Voilà donc affirmée l'idée contemporaine de communauté internationale transcendant les conflits d'intérêts comme les diversités de race, culture ou religion. 

Mais Crucé n'est pas un théologien. S'il voit l'humanité comme un seul corps, c'est dans une vision très pratique. La paix signifie certes la fin des violences et des malheurs pour les peuples, mais surtout, elle permet aux hommes de valoriser le travail plutôt que l'ardeur guerrière, de récolter le fruit de leur labeur, et aussi de transformer le monde par la réalisation de grands travaux, comme le creusement de canaux transocéaniques. Autrement dit, la paix universelle est créatrice d'une ère nouvelle dans laquelle la fécondité du travail unit l'humanité. « Quel plaisir serait - ce de voir les hommes aller de part et d’autre librement, et communiquer ensemble sans aucun scrupule de pays, de cérémonies ou d’autres diversités semblables, comme si la terre était, ainsi qu’elle est véritablement, une cité commune à tous ? » p.36). 

On saisit ainsi le paradoxe de Crucé. Mu par des sentiments très personnels, raisonnant en termes de morale et de droit naturel, soutenu par ses convictions religieuses, le personnage semble bien loin de notre mentalité et des problèmes de notre époque. Mais, en faisant sur cette base une valeur absolue de la paix, il enjambe la période westphalienne des souverainetés et entre de plein-pied dans notre modernité. Le système international qu'il propose annonce celui qui succédera à la Seconde Guerre mondiale, fondé sur la même valeur.

 

Cruce, le precurseur 

Conduit par son pacifisme radical, Crucé publie " le premier traité tant soit peu complet du problème d’une organisation internationale qui se concilierait avec le principe de la souveraineté des Etats »[23]. Il pense ce problème avec une indépendance exemplaire et une sincérité absolue, soulignant qu' "il n'est pas question de songer à soi seulement" et qu'il faut "ne mécontenter personne" (p.62). Il s'agit en effet d'installer la paix perpétuelle et pour cela universelle

 

La paix universelle 

Dans les conceptions de Crucé la paix, parce qu'elle est la condition véritable de l'humanité, ne peut être qu'universelle. C'est par elle que la société internationale va trouver son unité. Il propose à cet effet un système étendu à la planète tout entière et permettant, malgré son caractère rudimentaire, une certaine unification du monde. 

Crucé n'est pas à classer parmi les penseurs de l'unité européenne. Sa vision est planétaire. Depuis le 14° siècle, une succession de projets appelaient à l'unité de l'Europe, fondamentalement pour la liguer contre l'Empire ottoman. Crucé rompt avec cette approche qui se poursuivra encore après lui[24]. Avec Le Nouveau Cynée, "… pour la première fois, il ne s'agissait pas d'une machine de guerre contre les Turcs"[25]. N'admettant pas qu'on puisse "exercer des inimitiés immortelles", il prône le rapprochement entre le monde chrétien et le monde musulman en vue d'une « réconciliation parfaite » (p. 82). C'est par là que doit commencer l'établissement de la paix universelle. La coalition de forces qui s'ensuivra étendra ses effets pacifiants,  en quelque sorte par contagion : « Je confronte ces deux peuples, pour ce qu’ils sont par manière de dire ennemis naturels, et ont divisé presque tout le monde en deux parties, à cause de la diversité de leur religion, tellement que s’ils se pouvaient accorder, ce serait un grand acheminement pour la paix universelle. Car le Prince chrétien se voyant en paix avec le Mahométan s’accorderait encore plus volontiers avec un autre de sa religion, et le Grand Seigneur étant d’accord avec les Chrétiens se rendrait plus facile au roi de Perse ou de Tartarie » (p. 14). Vision aux antipodes des perspectives, ouvertes par certains auteurs contemporains, du conflit des religions, cultures et civilisations ! 

Vision réaliste cependant car elle contient l'idée que l'ordre international ne peut reposer que sur l'articulation de la force des plus grands. L'argument religieux cède alors la place à une réflexion sur le caractère nécessairement universel de la paix. Ce serait s'illusionner que de croire qu'on peut la bâtir dans une seule région du monde. Elle peut être menacée par des pays très lointains, des forces inconnues : "bien souvent un peuple reculé dont on se doutait le moins est capable de ruiner une Monarchie" (p. 74). Enfin, dans ce registre, un dernier argument vient à Crucé, celui de la précaution face aux incertitudes de l'avenir : "Craignons qu'il ne nous arrive ce que nous avons fait aux autres. Nous ne connaissons pas encore tous les pays de la terre habitable. Il y a peut-être quelque peuple vers l'Occident ou midi, qui nous taille de la besogne" (p. 77). Au total, "en donnant une place dans son organisation à tous les Etats policés", Crucé apparaît bien comme "le premier internationaliste véritable"[26]

Il l'est aussi parce qu'il propose "sans doute pour la première fois dans l'histoire, la création d'une véritable organisation internationale permanente"[27]. Cette organisation est assez sommaire, simplement constituée de l'assemblée "des ambassadeurs de tous les Monarques et Républiques souveraines" (p. 72), ceci malgré le peu d'estime que Crucé, en partisan fervent de la monarchie absolue, voue aux républiques. Le seul critère d'appartenance est celui de la souveraineté, excluant "les petites Seigneuries qui ne se peuvent maintenir d’elles-mêmes et dépendent de la protection d’autrui" (p. 61). 

Un problème auquel il consacre beaucoup d'attention est celui des préséances protocolaires, afin de "donner à chacun le rang qu'il mérite" (p. 62). Ses digressions sur ce sujet sont certes dépassées, elles ont encore le mérite de rappeler que les souverainetés sont susceptibles. Elles montrent aussi un auteur étonnamment libre de son jugement. En effet s'il donne au pape la première place, moins d'ailleurs pour des considérations de religion que de prestige et d'influence, il accorde la seconde à l'Empereur ottoman et la troisième à l'Empereur d'Allemagne. Le roi de France vient en quatrième position, suivi par les autres monarques, les républiques étant classées les dernières dans un statut inférieur. 

Le lieu où se réuniraient "perpétuellement" les ambassadeurs de tous ces Etats serait Venise, pour des raisons de commodité, mais aussi parce qu'elle présente l'avantage d'être un lieu "comme neutre et indifférent à tous les Princes" (61), remarque par laquelle Crucé signale les problèmes politiques que pose l'institutionnalisation des relations internationales, problèmes que les Etats ne découvriront en pratique qu'à la fin du 19° siècle avec la création des Bureaux internationaux, embryons des organisations internationales contemporaines. 

La fonction de cette assemblée permanente serait de mettre fin à l'anarchie des souverainetés, à cet état du monde dans lequel les souverains font "bande à part" et "n'entretiennent aucune communication ensemble". Forum mondial, dirait-on de nos jours, elle permettrait l'information continue et la négociation immédiate. En un mot, elle serait dépositaire de "la paix publique"[28]

Crucé est conscient que cette fonction ne peut être correctement remplie que si l'organisation est soutenue par un certain degré d'unification de la société internationale. Pour lui il n'y a pas d'hésitation sur ce sujet, c'est le commerce généralisé entre les hommes qui sera facteur de leur entente. En effet, s'il a besoin de l'absence de guerre pour exister, le commerce engendre en retour  la paix véritable, celle qui augmente la richesse des Etats en permettant aux hommes d'échanger le produit de leur travail. Le vrai courage est celui du commerçant qui "entreprend des voyages hasardeux, afin de s'enrichir lui et son pays…. Bref il n’y a métier comparable en utilité à celui du marchand qui accroît légitimement ses moyens aux dépens de son travail et souventes fois au péril de sa vie » (pp. 29-30). Mais, loin du mercantilisme s'imposant alors, qui vouait les Etats à l'affrontement économique, Crucé est partisan d'une libération totale des échanges : "la condition du trafic doit être par tout égale, principalement en une paix universelle, où il est question de se maintenir en bonne intelligence avec tout le monde" (p. 172). Les commerçants étrangers doivent être traités et protégés par le Prince de la même façon que ses sujets et en cas de litige, « le magistrat du lieu les accorde promptement sans faveur ni acception de personne » (p. 191). 

Crucé est donc " … le premier auteur qui a vu clairement le rapport intime qui existe entre le trafic libre, les intérêts du commerce, l'échange des produits de tous les pays d'une part, et la paix internationale de l'autre"[29]; et il en tire rigoureusement les implications. 

Il perçoit notamment que le libre échange ne permettra à l'internationalisation du commerce de produire tous les bienfaits qu'il en attend que s'il peut s'appuyer sur un système d'unité de poids et de mesure. Le commerce, dit-il, « ne se peut bien entretenir que par l’égalité des poids et mesures «  (p. 213). 

Plus audacieusement, il affirme le besoin d'une référence monétaire internationale par laquelle les Princes renonceraient véritablement à leur souveraineté monétaire et mettraient fin ainsi aux variations de la valeur des monnaies. Pour cela il faudrait qu'ils « consentent tous à un règlement général, par lequel non seulement l’or et l’argent mais aussi les marchandises soient vendues à un poids égal en tout pays »; «…si ce règlement était reçu par tous les peuples, le commerce serait bien plus facile » (pp. 210 et 211). 

Contrairement à ce qu'on pourrait logiquement attendre, le droit n'occupe aucune place dans cette entreprise d'unification de la société internationale. De façon générale, Crucé n'a d'estime ni pour le droit ni pour ceux qui en font profession, les juges comme les avocats ; il ne leur connaît que des travers et souhaite un monde où leur rôle et leur nombre seraient le plus possible réduits. Il se risque à dire que "La jurisprudence n'est pas nécessaire, et un bon jugement naturel suffit pour terminer les procès, sans avoir recours à une milliasse de lois et décisions qui enveloppent les causes au lieu de les démêler" (p. 48). L'idée d'un appel au droit comme facteur de constitution même de la société internationale lui est donc totalement étrangère. Crucé est incapable de soupçonner le développement du droit international en un ensemble structuré et cohérent et l'intérêt qu'il peut présenter dans un ordre international constitué sur le maintien de la paix. C'est là sa grande faiblesse, mais s'il en avait été conscient et s'était fait juriste de son époque, sans doute n'aurait-il pas osé être l'audacieux  auteur du Nouveau Cynée, recherchant les moyens d'une paix non seulement universelle mais aussi perpétuelle.

 

La paix perpétuelle 

Voilà le véritable objectif de Crucé. Une fois la paix établie, « Il est besoin de l’assurer à perpétuité : ce qui est très difficile ». En effet, si "pour faire un accord, il ne faut qu'une bonne inspiration qui touchera le coeur des Princes  ou la persuasion d'un homme d'autorité", pour l'inscrire dans la durée il faut chercher autre chose. "Que savons-nous si la postérité voudra en émologuer[30] les articles ? Les volontés sont muables et les actions des hommes de ce temps n'obligent pas les successeurs"(pp. 59, 60, 61). C’est dans cette recherche d'un encadrement contraignant pour les successeurs que Crucé se révèle un précurseur de l’internationalisme moderne. La promotion de la paix comme valeur suprême l'amène en effet à promouvoir, dans le même mouvement, le pouvoir absolu du monarque dans l'ordre interne mais une conception limitée de la souveraineté dans les relations extérieures. Plus précisément, il en tire les principes fondateurs de la sécurité collective que la société internationale cherchera à établir au 20° siècle : intangibilité des frontières, non ingérence dans les affaires intérieures, prohibition du recours à la force, règlement pacifique des différends et enfin désarmement limité.  

L'intangibilité des frontières est pour Crucé un préalable ; son ordre international est fondamentalement basé sur le principe que les souverains "se contentent des limites de leur seigneurie". Le pas "le premier et le plus important" consiste donc dans la reconnaissance par les Princes du statu quo territorial (p. 191). Crucé n'attend pas pour bâtir la paix une redistribution préalable des pouvoirs, corrigeant des injustices alléguées ou des déséquilibres éventuels. Il ne la souhaite même pas, pour des raisons idéologiques et politiques. 

D'un point de vue idéologique, le maintien de l'ordre établi a une justification qui l'emporte sur toutes les raisons de changement : la légitimité de droit divin. Celle-ci s'impose d'autant plus qu'elle est avérée par la durée de la possession : « Dieu, qui est jaloux des Monarchies…, s’en déclare protecteur par des effets visibles, principalement depuis qu’elles sont fortifiées d’une longue possession » (p. 17). Il en résulte que pour Crucé "le tort consacré par le temps devient droit"[31]

D'un point de vue politique, Crucé est convaincu que c'est sur l'acceptation résolue du statu quo, qui coupe court à toute réclamation, qu'on peut passer à la seconde étape, celle du maintien de la « … paix générale de laquelle le principal ressort consiste en la limitation des monarchies, afin que chaque Prince se contienne dans les limites des terres qu’il possède à présent et qu’il ne les outrepasse pour aucune prétention ». Sur cette base l’ordre international peut garantir à tous les Princes la pérennité de leurs pouvoirs, ce qu'aucun effort militaire ni aucun système d'alliance ne peut jamais assurer. 

Le principe de non-ingérence dans les affaires intérieures s'impose comme un corollaire du précédent. Le Prince a le pouvoir d'imposer sa seule volonté dans son Etat et doit en retour consacrer toute son attention et son énergie au développement du bien commun et au maintien de l'ordre dans son Etat. L'honneur du Prince réside alors dans la mise en valeur de ses possessions et le bonheur de son peuple, et ceci doit lui suffire. Non seulement il doit s'abstenir de troubler les affaires de ses voisins mais encore il doit pourchasser les individus qui y sèment la perturbation :  « traîtres, séditieux et assassins, qui troublent le repos public et tiennent le premier rang entre les méchants » (p. 93). Il ne doivent trouver nulle part asile et être rendus systématiquement à leurs souverains. Le caractère politique de leurs entreprises ne fait pour Crucé qu'en aggraver la nature criminelle : « Certainement il n’y a crime plus punissable que la sédition, … » (p. 94). Contre elle il prône une véritable sainte alliance des pouvoirs en place, assurant à chaque prince qu’« il en viendrait à bout avec l’assistance des autres Souverains, qui lui prêteraient un prompt secours, comme ayant tous intérêt au châtiment des rebelles » (p. 74).  

Dans un tel système, verrouillé par la légitimité de droit divin, Crucé ne fait pas place non plus à l'ingérence pour motif d'humanité. Il ne se pose pas d'ailleurs la question explicitement et on ne peut lui en faire le reproche, qui tomberait dans l'anachronisme. En fait, il y a répondu par avance et de façon générale en refusant toute légitimité à l'insurrection contre la tyrannie. Puisque tout passe, y compris les tyrans, il convient que le peuple attende "un meilleur temps" (p.108) ; sa révolte serait source de maux encore plus grands : « La guerre n’est pas un remède aux maladies d’état, notamment celle qui s’entreprend contre son Souverain » (p. 110). Ceci vaut a fortiori si elle s'accompagne d'interventions extérieures, Crucé ayant évidemment en tête les ingérences étrangères permises par les guerres de religion en France. Rien ne l'amènera donc à se départir de sa conviction qu'un ordre injuste, interne ou international, vaut mieux que sa remise en question par la force. 

La prohibition du recours à la guerre est évidemment l'interdiction principale donnant sens aux précédentes. Non seulement la guerre est mauvaise par définition, puisqu'elle est l'inhumanité même, mais encore elle ne règle pas les problèmes puisqu'elle est dépourvue de toute justification véritable. L'honneur, la première des causes des guerres, selon, Crucé, "est une misérable chose s'il le faut acheter avec effusion de sang" (p. 11). Ensuite, le profit à en attendre est aléatoire et porte avec lui trop de risques. Troisièmement, le besoin d'action qui habite les hommes violents peut être satisfait par divers exercices mais aussi par la lutte contre les pirates et brigands ainsi que contre "les peuples sauvages qui n'usent point de raison", c'est-à-dire les peuples non intégrés dans l'ordre international des souverainetés (ceci constituant un écart de taille à la tolérance de Crucé !). Quant aux inimitiés qui opposent les peuples, elles "ne sont que politiques" (p. 48), les différences de religion plus particulièrement servant "le plus souvent de prétexte" (p. 4). 

Enfin, ne trouvent pas davantage grâce à ses yeux les raisons qui pourraient sembler les plus fortes : la réparation des injustices et la satisfaction de réclamations justifiées. Jamais elles n'autorisent le recours à la force : la valeur commune suprême doit toujours l'emporter sur les intérêts particuliers si fondés soient ils. Ce refus catégorique, conduisant Crucé au point ultime de son pacifisme, est fondamental. Il verrouille le maintien du statu quo et plus généralement tout le système international proposé. Conscient que cette positon peut déconcerter, voire choquer, Crucé utilise le dernier argument recevable dans un monde chrétien, celui de la divine Providence, avançant qu’«  Il ne faut point ici se flatter, et dire que Dieu favorise les causes justes. Car c’est entrer trop avant au cabinet de sa providence, de s’assurer qu’il nous favorisera plutôt qu’un autre » (p. 16). C'est donc au nom de la volonté divine qu'il lance une mise en garde, dont l'actualité court jusqu'à nos jours, contre ceux qui prétendent que « Dieu se servirait d’eux pour exterminer une puissance qu’ils appelaient injuste et tyrannique » (p. 16). Cette insensibilité de Crucé à l’argumentation de la guerre juste, pourtant fondée par la théologie chrétienne, pourrait justifier un jugement sévère à son égard, puisqu'il semble que « son amour de la paix l’a conduit à l’injustice »[32]. On remarquera cependant que cette position est nécessaire, dans la mesure où elle s'inscrit logiquement dans une démarche qui se veut fondatrice d’un nouvel ordre international ; elle se nierait elle-même si elle commençait par le carnage généralisé qu'entraînerait le redressement des torts dans toutes les parties du monde. La renonciation au recours à la force dans les affaires internationales, énoncée beaucoup plus tard dans le Charte des Nations Unies, repose sur la même valeur absolue donnée à la paix et a les mêmes implications. 

A cette prohibition de la guerre Crucé reconnaît quand même des limites. La première, nécessairement admise par tout système international, est l'exception de la légitime défense, reconnue au détour d'une brève allusion : « C’est bien fait à un Prince de s’opposer valeureusement à celui qui veut empiéter son pays » (p. 17). La seconde vise à la défense du nouvel ordre international. Crucé pense certes que l'alliance qu'il préconise aurait un effet dissuasif sur tous ceux tentés de se tenir en dehors, mais il lui trouve un avantage particulier déjà mentionné ci-dessus : elle permettrait une lutte efficace contre les pirates, ceux qu'on n'aurait pu persuader de revenir à des activités honnêtes. « Si les rois et potentats d’aujourd’hui ont une bonne intelligence ensemble, ils pourront en peu de temps nettoyer la mer de ces brigands «  (p. 37). La troisième apporte la pierre complémentaire indispensable au système de Crucé : la nécessaire exécution des décisions communes dans le cadre du règlement des différends. 

Crucé n'est pas un utopiste dans la mesure où il n'est pas mû par un vain désir d'arrêter le cours de la vie dans un état immuable. Ayant rappelé au contraire que toutes choses sont "muables", il sait bien que la paix peut être menacée par d'inévitables oppositions d'intérêts, sources de différends. C'est la fonction de l'assemblée de Venise que de régler ces différends. Elle ferait régler par ses arbitrages "la raison et la justice" (p. 81) : « Cette compagnie donc jugerait les débats qui surviendraient tant pour la préséance que pour autre chose, maintiendrait les uns et les autres en bonne intelligence, irait au devant des mécontentements et les apaiserait par la voie de douceur, si faire se pouvait, ou en cas de nécessité par la force » (p. 73). La force n'est donc légitimée qu'à partir du moment où elle repose sur une décision collective et après épuisement des arguments diplomatiques. Crucé explique aux souverains qu'ils ne s'exposent à aucune indignité à se soumettre au jugement de leurs pairs et qu'ils n'y trouveront que des avantages. Il compte sur un effet boule de neige de cette pratique. Son application aux enjeux primordiaux de la possession territoriale devrait a fortiori conduire à son utilisation pour « pacifier d’autres contestations et débats qui surviennent entre les grands pour leurs limites, pensions et tributs et autres droits de moindre importance, comme aussi pour quelques actions ou paroles offensantes qui causent souvent de cruelles guerres, faute d’un tiers qui pourrait adoucir les affaires en moyennant quelque satisfaction honnête, pour contenter celui qui aurait été offensé » ( pp. 18-19). 

La procédure ne présente pas les caractères juridiques de l'arbitrage tel que nous le connaissons. « Les ambassadeurs de ceux qui seraient intéressés exposeraient là les plaintes de leurs maîtres, et les autres députés en jugeraient sans passion » (p. 60). La décision, prise à la majorité, serait, de toute évidence, le fruit d'évaluations politiques autant que de considérations juridiques. Pour s'imposer elle doit reposer à la fois sur la légitimité et sur la force de l'ordre établi. Aussi Crucé, anticipant sur le réalisme des privilèges réservés aux membres permanents du Conseil de sécurité de l'ONU, réserve-t-il aux monarchies le soin de décider en premier les litiges soumis à l’assemblée. Les républiques, « comme celle des Vénitiens et des Suisses », sont admises à donner leur avis seulement pour donner plus de poids au jugement. Elles ont cependant voix délibérative en cas de partage, « afin de terminer le débat par le contrepoids de leurs suffrage » (p. 70). 

Ce jugement de l'assemblée serait évidemment tenu "pour loi inviolable" (p. 73). Pour son respect effectif, Crucé compte d'abord sur la dynamique de l'engagement collectif : « Qui serait le Prince si téméraire qui oserait dédire la compagnie de tous les monarques du monde ? » (p. 72). Si cette hypothèse cependant se produisait, tous les autres princes coalisés contre le contrevenant «auraient bien moyen de le faire venir à la raison » (p. 61). L'usage de la force alors, non seulement serait licite, mais il traduirait l'engagement, logiquement pris par les Princes pour couronner le système, de « poursuivre par armes ceux qui s’y voudraient opposer » (p. 73). 

Crucé est conscient que cet enchaînement général des souverainetés par l'arbitrage repose sur le postulat qu'une puissante majorité d'Etats voulant la paix impose effectivement sa détermination à l'ensemble de la société internationale. Si ce postulat ne se vérifie pas et que les méchants "sont en plus grand nombre que les gens de bien", alors le projet s'arrête net : "tout serait perdu", dit sobrement Crucé (p. 79). 

La nécessité d'assurer l'effectivité des décisions de l'Assemblée limite à elle seule le désarmement rendu possible par la pratique du règlement pacifique des différends. Crucé vante tous les avantages internes et externes que les Puissances peuvent tirer d'un tel désarmement mais, exempt de tout angélisme, il ne veut pas que celui-ci soit total. Il voit plusieurs raisons à la préservation d'un certain niveau d'armement. Au maintien de l'ordre public international, incluant l'exécution forcée des jugements de l'Assemblée comme la chasse aux bandits et brigands, il ajoute le souci des Princes de préserver un minimum de force militaire, d'une part pour assurer leur défense si besoin était, et d'autre part pour assurer l'ordre interne et "tenir en crainte les rebelles", préoccupation tout aussi fondamentale pour Crucé que les précédentes.

 

Conclusion 

Cette présentation du Nouveau Cynée, pour rapide qu'elle soit, permet de comprendre en quoi « Crucé était trop moderne pour trouver dans son siècle des disciples nombreux et convaincus »[33]. Elle rend compte ainsi de son actualité, actualité paradoxale puisque son projet repose sur un système de pensée non moderne dont il donne un concentré à la fin du livre : « … il y a un Dieu qui punit les péchés des hommes, surtout l’arrogance et la cruauté : quittons ces deux vices et les guerres cesseront » (p. 225). Le propos peut faire sourire, il a du moins le mérite de rappeler la responsabilité individuelle des hommes, y compris des plus hauts placés, tout comme le font sous nos yeux les développements du très moderne droit pénal international. 

Le paradoxe court tout au long du livre, de multiples façons. Cruce est un rêveur, un homme doux et tolérant ; il est aussi un observateur réaliste et un autoritaire aux tendances policières. Plutôt que telle ou telle de ses suggestions on retiendra ce qui est au cœur de son livre : cette compréhension de la paix non pas simplement comme l'absence de guerre mais comme l'état dans lequel l'humanité se trouve elle-même dans des rapports justes et féconds : « une paix qui rende à chacun ce qui lui appartient, le privilège au citoyen, l’hospitalité à l’étranger, et à tous indifféremment la liberté de voyage et de négociation » (p. 194). A cette aspiration fait écho cette définition formulée par P. Ricoeur : " … la paix, ultimement, est plus que l'absence de la guerre ou la suspension de la guerre, c'est un bien positif, un état de bonheur, consistant dans l'absence de crainte, la tranquillité, dans l'acceptation des différences"[34].

 

Alain Fenet:’Eméric Crucé’: Roots of Pacifism and of Modern Internationalism 

Eméric Crucé is an early 17th century author whose obscurity has hidden his profound thoughts on pacifism and internationalism. These thoughts have first addressed in very concrete terms the creation of a permanent international organisation to regulate international disputes. He has expressed a clear link between the liberalisation of trade as a precondition for peace. And, although not addressing this system from a legal perspective, he has set his system upon the principles of the inviolability of borders and its corollary of non-intervention. He has excluded from his system the notions of just war or that of conflict based on reasons of humanity, yet has expressed the need to retain self-defence, both individual and collective, to build and preserve a perpetual peace. This article examines the basis of these precursory thoughts.


 

[1] Professeur universitaire á la Faculté de Droit de l’Université de Nantes

[2] J.-B. Duroselle : L’idée d’Europe dans l’histoire, préface de J. Monnet, Denoël, 1965 p. 19.

[3] Les Presses Universitaires de Rennes procèdent en 2004 à une réédition du Nouveau Cynée, avec une présentation par nous mêmes et une autre par Mme Astrid Guillaume, linguiste, maître de conférences à l'université de Besançon.

[4] « Etant fort jeune, j’ai eu connaissance d’un livre intitulé Le Nouveau Cynéas dont l’auteur inconnu conseillait aux souverains de gouverner leurs Etats en paix et de faire juger leurs différends par un tribunal établi ; mais je ne saurais plus trouver ce livre et je ne me souviens plus d’aucunes particularités » ; cité par Ernest Nys, "Notices et notes diverses, Histoire littéraire du droit international", Revue de droit international et de législation comparée, T. XXII, 1890, p. 375; également "Deux irénistes au XVII° siècle – Eméric Crucé et Ernest de Hesse-Rheinfels", Etudes de droit international et de droit politique, 1896 p. 301-317.

[5] Voir l'histoire de la redécouverte du  Nouveau Cynée et des exemplaires existants de l'édition originale par Peter van den Dungen, The hidden history of a peace « classic » : Emeric Crucé’s le Nouveau Cynée, School of peace studies, University of Bradford, Housmans, Londres, 1980, 51 p. Le livre a connu en réalité deux éditions, en 1623 et en 1624, qui ont chacune un exemplaire à la Bibliothèque nationale de Paris. P. Van den Dungen a relevé la présence d’un exemplaire à l’Université de Harvard, à la Bibliothèque Mazarine, à la Bibliothèque Sainte-Geneviève, à l’Arsenal , à l’Institut Nobel Norvégien, à la Librairie du Palais de la Paix à La Haye, à l’Université Columbia de New York, à la Goldsmith Library de l’Université de Londres, à la Herzog August Bibliotek de Wolfenbüttel, ce dernier exemplaire ayant vraisemblablement appartenu à Leibniz.

[6] Cet ouvrage est actuellement répertorié en France aux bibliothèques universitaires de Grenoble, Lille, Poitiers et Rennes 2.

[7] Lange, Christian L.: Histoire de l’internationalisme, T. I, Publications de l’Institut Nobel Norvégien, 1919, Eméric Crucé, pp 398 – 435; Louis-Lucas, Pierre: Un plan de paix générale et de liberté du commerce au XVIII° siècle – Le Nouveau Cynée d’Eméric Crucé, Thèse droit Dijon, 1919 194 p. Pajot, Hubert: Un rêveur de paix sous Louis XII, Emeric Crucé, parisien, Thèse Paris, PUF, 1924, 153 p. Mil. R. Vesnitch: Deux précurseurs français du pacifisme et de l’arbitrage international, Revue d’histoire diplomatique, 1911 p. 23 – 78.

[8] J.-B. Duroselle juge son plan "beaucoup plus complet et beaucoup plus systématique" que les projets présentés par les auteurs avant lui; op. cit.,  p. 96. Denis de Rougemont en fait de larges citations, visiblement très appréciées, dans ses "28 siècles d'Europe", Payot 1961, réédition Bartillat, 1991 p. 88 - 93. Gérard Soulier qualifie le projet de Crucé du "plus avancé sur son temps", L'Europe -Histoire, civilisation, institutions, Armand Colin, 1994 p. 232.

[9] La formule est de Denis de Rougemont, op. cit., p. 88.

[10] Sully publie ce plan en 1638 dans ses Economies royales et en attribue faussement la paternité à Henri IV, sans doute pour lui donner plus de poids.

[11] A une exception près, d'ailleurs sans réelle incidence pratique, lorsqu'il affirme que le roi de France "commande à un peuple le plus renommé qui se trouve au monde" (p. 67).

[12] "Seulement je dirai qu'elles (les religions) tendent toutes à une même fin, à savoir à la reconnaissance et adoration de la divinité… Qu'est - il besoin de se faire la guerre pour la diversité des cérémonies ? Je ne dirai pas de religion, vu que le principal point de celle-ci gît en en l'adoration de Dieu, qui demande plutôt le cœur des hommes que le culte extérieur et les sacrifices, dont on fait tant de parades" (p. 51).

[13] Pour Christian L. Lange, on peut « penser que notre auteur, né dans des conditions humbles, s’est fait religieux afin de pouvoir satisfaire son besoin d’études et de science… », Histoire de l’internationalisme, op. cit., p. 400.

[14] Voir la liste de ces publications en latin in R. Vesnitch, op. cit., p. 43. Crucé publie notamment, en 1618, une édition annotée des œuvres de Stace, poète latin du 1° siècle, qui fut sévèrement critiquée par d’autres érudits de son époque.  Sur cette querelle, voir notamment P. Louis - Lucas, op. cit., pp. 4 ss.

[15] On sait que la question à l'époque ne manque pas d'actualité : tentative d'assassinat de Henri II par Caboche en 1557, assassinat de Henri III par Jacques Clément en 1589, assassinat de Henri IV par Ravaillac, après que d'autres eurent échoué, en 1610. Voir sur la question Arlette Jouanna, Jacqueline Boucher, Dominique Biloghi et Guy Le Thiec, Histoire et dictionnaire des guerres de religion, Laffont, Bouquins, 1999.

[16] Montaigne reprend de la façon suivante le fameux dialogue emprunté à Plutarque (La vie des hommes illustres) entre Pyrrhus et Cynéas : "Quand le roi Pyrrhus entreprenait de passer en Italie, Cynéas, son sage conseiller, lui voulant faire sentir la vanité de son ambition: "Eh bien ! Sire, lui demanda-t-il, à quelle fin dressez-vous cette grande entreprise ? Pour me faire maître de l'Italie, répondit-il soudain. - Et puis, suivit Cynéas, cela fait ? - Je passerai, dit l'autre, en Gaule et en Espagne. - Et après - Je m'en irai subjuguer l'Afrique ; et enfin, quand j'aurai mis le monde en ma sujétion, je me reposerai et vivrai content et à mon aise. Pour Dieu, Sire, rechargea lors Cynéas, dîtes moi à quoi il tient que vous ne soyez dès à présent, si vous voulez, en cet état ? Pourquoi ne vous logez vous, dès cette heure, où vous dites aspirer, et vous épargner tant de travail et de hasard que vous jetez entre deux ? ", Les Essais, Arléa, 1992, p. 205.

[17] Daillet, Patrick- Pellet, Alain (Nguyen Quoc Dinh): Droit international public, L.G.D.J., 7° édition, p. 55.

[18] Il est cité par Pierre Gerbet: Les organisations internationales, PUF, Que sais-je ?, 1963, p. 11, par Dominique Carreau au titre des auteurs de projets de paix perpétuelle, Droit international, 5° édition, p. 18, par V. Ghebali, dans l'Encyclopedia Universalis, parmi les "simples utopistes", par Claude-Albert Colliard et Louis Dubouis, curieusement comme le "gentilhomme français Eméric de Crucé", Institutions internationales, 1995, p. 167. Patrick Daillier et Alain Pellet le mentionnent, succinctement mais avec pertinence au titre "des écrivains qui, en avance sur leur temps, établirent des projets d'organisation internationale servant de cadre aux relations pacifiques entre les Etats", op. cit.,p. 53.

[19] Voir les auteurs cités supra : J.-B. Duroselle, D. de Rougemont et G. Soulier.

[20] Op. cit., p. 432 - 433.

[21] Dans la réédition effectuée par les Presses Universitaires de Rennes, afin de rendre le texte d'une lecture plus aisée nous avons parfois adopté une orthographe moderne, tout en restant totalement fidèle à la phrase de Crucé.

[22] P. Louis-Lucas, op. cit., p. 19.

[23] C. Lange, op. cit., p. 402.

[24] Leibniz pense encore qu'une guerre contre les Turcs est le préalable à une pacification générale en Europe et, dans ses Observations sur le projet d'une paix perpétuelle de M. l'abbé de Saint-Pierre, il réclame "quelque droit de direction dans la société chrétienne" pour l'Empereur. Cf. Klaus Malettke (dir.): Imaginer l'Europe, Belin - De Boek, 1998, p. 155.

[25] Klaus Malettke (dir.), op. cit., p. 68.

[26] Lange, op. cit., p. 433.

[27] Duroselle, op. cit., p. 97.

[28] "Et toutefois jamais Conseil ne fut si auguste, ni assemblée si honorable, que celle dont nous parlons, laquelle serait composée des Ambassadeurs de tous les Monarques et Républiques Souveraines, qui en seraient dépositaires et otages de la paix publique", pp. 72-73.

[29] C. Lange, p. 433. Cet auteur voit donc dans Crucé « un précurseur des économistes du XVIII° siècle, et notamment d’Adam Smith », op. cit., p. 403. Egalement P. Louis-Lucas : « dans le Nouveau Cynée se trouve un avant-propos des recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations de Adam Smith », op. cit., p. 128 .

[30] émologuer, émologation : homologuer, homologation

[31] H. Pajot, op. cit, p. 35.

[32] H. Pajot, op. cit., p. 36.

[33] P. Louis - Lucas, op. cit., p. 125.

[34] "Imaginer la paix", Le Monde, 24.12.2002

 

 Disclaimer/Impresszum

Webmaster/honlapmester