Journal of the International Law Department of the University of Miskolc


Miskolc Journal of International Law

Miskolci Nemzetközi Jogi Közlemények

 

Vol. 3. (2006) "1956 Hungary" No. 3. pp. 97-105.

 

Olivier Barsalou[1]:


Commentaire sur  Antony Anghie, Imperialism, Sovereignty, and the Making of International Law[2]

 

Les critiques du droit international ont été nombreux dans l’histoire de la discipline. Certains ont affirmé que le droit international concerne les relations de pouvoir et de puissance[3], les relations de domination[4] ou encore que le droit international n’a aucune valeur obligatoire puisqu’il s’agit d’une morale positive[5]. Pour sa part, Antony Anghie, dans la perspective des « Third World Approaches to International Law » (TWAIL), cherche à retracer la généalogie du discours sur le droit international en questionnant la validité de certains paradigmes fondateurs de la discipline dont le concept de souveraineté. L’objectif poursuivi par Anghie est la mise en exergue des rapports de domination et de subordination entre peuples européens et non européens que reproduit le droit international dans la société internationale. Comme l’a souligné Mutua, l’approche tiers-mondiste à l’étude du droit international poursuit trois séries d’objectifs[6]. En premier lieu, l’approche a pour but d’outiller le chercheur dans l’analyse des structures discursives du droit international qui assurent la hiérarchisation raciale des sociétés non-européennes dans la société internationale. En deuxième lieu, elle cherche à produire une structure argumentative alternative avec pour objectif « to enable us [Tiers-monde] to assess its results against our sense of justice; and in so doing, empower us to make, rather than simply replicate, history »[7]. Enfin, il s’agit de provoquer une rupture avec les structures discursives et matérielles qui ont assuré la reproduction des rapports de domination qui ont affligé le Tiers-monde dans l’histoire et ont cristallisé sa « périphérisation » dans la société internationale et l’économie mondiale. L’ouvrage d’Anghie s’inscrit dans ce courant tiers-mondiste des théories critiques en droit international, mais aussi, dans la poursuite des travaux entrepris par des juristes tels que R.P. Anand[8] et Charles Henry Alexandrowicz[9], précurseurs du mouvement TWAIL.

Pour le professeur Anghie, le droit international est né de la rencontre de l’Europe avec l’altérité. En effet, les fondements doctrinaux du droit international, tels que nous les connaissons, ont été créés afin d’encadrer juridiquement les relations entre l’Europe et le Nouveau-monde à la période coloniale. Avec le colonialisme, le jus gentium europeaum a dû s’adapter à de nouvelles réalités non-européennes. Ce fut dans ce contexte d’absorption et d’incorporation des nouvelles réalités (« nouveaux » peuples, nouveaux territoires, nouveaux us et coutumes) que le droit européen, par une série de constructions discursives développés par les juristes de l’époque et des périodes subséquentes, se transforma en ce qui allait devenir le droit international. L’avènement du droit international au cours de la période coloniale cristallisa les rapports de domination s’établissant entre Européens et non Européens, au détriment de ces derniers. Par des développements doctrinaux subséquents, le droit international créa des structures juridiques en vue d’assurer la production et la pérennisation de ces relations de domination. Celles-ci sont doubles. D’une part, le droit international a développé une série de mécanismes en vue d’incorporer les peuples non-européens dans la société internationale et de faciliter leur exploitation. D’autre part, une deuxième série de mécanismes fut développée en vue d’assurer la stabilité du système en prévenant d’éventuels mouvements vers l’autonomie des pays du Tiers-monde. Selon Anghie, ces structures de domination et d’exploitation des peuples non européens, développés lors de la période coloniale, demeurent valables nonobstant le cadre spatio-temporel dans lesquels ils s’inscrivent.

 Le professeur Anghie développe une série d’arguments subsidiaires. Selon lui, le droit international était (et est) animé par une mission civilisatrice, par la poursuite du nivellement des différences culturelles entre les Européens et les non Européens. Il s’agit d’un processus dynamique, d’une dialectique inclusion/exclusion où le droit international, tel que conçu par les Européens, a pour objectif, d’une part, d’assurer l’absorption et l’inclusion de ces nouveaux peuples au sein du discours sur le droit international en leur accordant une personnalité juridique. D’autre part, ce même discours cherche à marginaliser, à exclure, ces mêmes peuples non Européens au sein de la société internationale. Cette dialectique de l’altérité structure les rapports entre Européens et non Européens au plan mondial. Par ailleurs, elle réorganise les structures sociales et économiques de ces peuples non européens. En effet, ces structures subissent de profondes mutations sous le joug colonial et sont, à termes, extraverties en vue de répondre aux impératifs de la puissance coloniale. Selon Anghie, il s’agit d’un processus d’aliénation des peuples non européens.

 Pour Anghie, cette dynamique de l’altérité est le pivot du développement de plusieurs doctrines en droit international. L’expansion de l’Europe a sublimé et subordonné l’histoire des peuples colonisés par l’incorporation et la subordination de ces derniers dans la hiérarchie de la société internationale. Ce fut dans ce contexte animé par la dynamique de l’altérité qu’ont émergé les doctrines du droit international telle que la personnalité juridique et la souveraineté, cette dernière cristallisant les inégalités issues du colonialisme. Face à ce constat, comment les États postcoloniaux peuvent-ils se libérer d’un système de domination fondé sur le droit ? Selon Anghie, la solution se trouve dans une analyse lucide des structures fondamentales du discours en droit international et à termes, dans la responsabilité du juriste face à ces outils discursifs.

Dans le premier chapitre de son ouvrage, le professeur Anghie, analyse les travaux du théologien et juriste Francesco Vitoria. Deux visions de Vitoria sont généralement admises dans la doctrine[10]. Certains le présentent comme un humaniste ayant épousé la cause de la défense des Amérindiens lors de la colonisation des Amériques par les Espagnols. D’autres estiment, au contraire, que Vitoria a développé un cadre juridique raffiné en vue de justifier légalement et moralement l’oppression coloniale espagnole. C’est le cas notamment du professeur Anghie qui affirment que les travaux de Vitoria illustrent les dilemmes qui affectaient la théorie du droit international et les relations entre souverains et non souverains provenant de mondes culturellement différents au moment de la conquête espagnole. Comme l’affirme Anghie, la réflexion de Vitoria était animée par la problématique posée par l’autre, l’Amérindien. Le missionnaire et juriste espagnol combla cet écart en faisant appel aux règles universelles et rationnelles du jus gentium. Dans un premier temps, il reconnut la personnalité juridique aux Amérindiens en arguant que ces derniers étaient dotés de la raison et que, par conséquent, ils étaient liés par le jus gentium. Toutefois, le non-respect de ces règles « universelles » par les Amérindiens justifia le recours à la violence des Espagnols à leur endroit. Les Amérindiens se trouvèrent ainsi dans une situation schizophrénique. D’une part, ils étaient dotés de la personnalité juridique au même titre que les Espagnols et d’autre part, leurs pratiques sociales et culturelles étaient inadaptées aux exigences des règles universelles du jus gentium. De plus, cette situation schizophrénique connut son paroxysme, selon Anghie, lorsque Vitoria, en se fondant sur l’éthique chrétienne, affirma que seuls les Chrétiens pouvaient mener des guerres justes. Or, la capacité de s’engager dans une guerre juste était la prérogative des souverains. Les Amérindiens, païens, virent donc nier leur souveraineté. N’étant pas souverains, ils devinrent donc des objets du droit international contre lesquels les Espagnols pouvaient légitimement faire la guerre. Comme l’a souligné Anghie, la dynamique inclusion/exclusion, outil de nivellement des différences culturelles entre Européens et « primitifs », joua un rôle central dans la pensée de Vitoria. En effet, dans un premier temps, Vitoria chercha à intégrer les Amérindiens dans le jus gentium en se fondant sur le caractère universel de ce dernier. Dans un second temps, une fois incorporés dans le système normatif de Vitoria, les Amérindiens virent appliquer à leur endroit un violent processus d’exclusion fondé sur leur personnalité juridique et la négation de leur souveraineté.

L’analyse développée par Anghie dans ce chapitre semble cruellement illustrer la perception des juristes des puissances coloniales de l’époque, mais aussi, du monde contemporain. Comme le souligne Castañón, dans les années postérieures à l’arrivée de Christophe Colomb, des

 

Irrégularités, chaque fois plus nombreuses et plus importantes, des colonisateurs, leur conduite si peu chrétienne envers les Indiens, hommes libres auxquels ils infligeaient habituellement un traitement excessivement dur qui allait jusqu’à mettre en danger leur subsistance, la manière inhumaine de se comporter vis-à-vis des esclaves nègres venus d’Afrique pour aider les indigènes dans leurs travaux, et enfin, l’accumulation des irrégularités de toutes sortes qui étaient commises sans qu’il soit possible, du moins en apparence d’y remédier, firent que nous fûmes vivement critiqués dès cette époque-là et depuis lors, et ce fut l’origine de ce que l’on a appelé « la légende noire » contre l’Espagne[11].  

 Ce fut dans ce contexte que les souverains espagnols firent appel, dès le tout début du XVIe siècle, aux missionnaires venus évangéliser le Nouveau Monde pour solutionner ce fléau[12]. Ainsi, nous pouvons soumettre que Vitoria, missionnaire et juriste, justifia légalement a posteriori les « irrégularités » de l’administration coloniale espagnole. À ce titre, Vitoria ne fut pas seulement un juriste, il fut aussi un expert en relations publiques pour le souverain d’Espagne. Ainsi, les thèses de Vitoria, contrairement à ce qu’affirme le professeur Anghie, ne structurèrent pas nécessairement les relations de domination qu’établirent les Espagnols sur le continent américain. Vitoria développa plutôt une pensée qui contribua à formaliser et rationaliser ces relations sur le plan juridique. En somme, elles vinrent justifier juridiquement a posteriori un état de fait avéré depuis 1492.

Un autre aspect important non-abordé par Anghie dans ce premier chapitre fut l’impact de cette rencontre sur la création de l’identité européenne. Si l’humanisme classique postulait le passé comme l’âge d’or du présent, la rencontre des « cultures primitives » du Nouveau Monde suggéra une vision alternative du passé. Le passé devint l’enfance de la modernité européenne. « The ideological distancing provided by narratives of parallel but unequal development in New World and Old guarantee that the present moment of European history is valorized over a past that begins to be labeled as immature, inferior »[13]. Ce choc culturel eut de profonds impacts sur les Amérindiens, mais aussi, sur le comportement ultérieur des Européens. En fait, cette réécriture de l’histoire de la modernité européenne établit les fondements idéologiques de ce qu’allait être le standard de civilisation.

Cette rupture idéologique dans la pensée européenne est abordée dans le deuxième chapitre de l’ouvrage d’Antony Anghie. Avec l’avènement de la science et du positivisme d’Auguste Comte, les juristes du XIXe siècle cherchèrent à formaliser leur champ d’étude afin d’en faire une science positive. Affirmant que le droit et la souveraineté étaient des produits de la société, les positivistes de cette période transposèrent cette idée au plan international. Les concepts et les taxinomies qu’ils développèrent pour analyser les sociétés et leur histoire se situaient à l’extérieur de ces dernières. De ce fait, les outils juridiques des positivistes pouvaient aspirer à une valeur universelle et inter temporelle. L’exclusion des peuples non européens de l’universalisme juridique européen s’effectua sur la base de l’état d’avancement de la civilisation étudiée. Ainsi, seuls les États possédant des institutions sociales civilisées étaient en mesure de créer des règles juridiques et pouvaient, par conséquent, être membres de la société internationale. Cette approche excluait de facto et de jure les peuples non européens de la souveraineté et de la civilisation, concepts créés à l’image de l’Europe[14]. Dans ce contexte de rencontre coloniale, les positivistes y trouvèrent un terrain fertile pour la mise en œuvre et la démonstration de l’efficacité du droit international. En effet, par le biais des traités, du colonialisme, du standard de civilisation, du protectorat et par une série de doctrines telles la volonté et la reconnaissance internationale, les positivistes parvinrent à inclure les peuples non européens dans la sphère du droit international sans leur attribuer une personnalité juridique cohérente. L’ensemble de ces doctrines avait pour objectif de permettre aux États européens d’affirmer leur souveraineté sur certains territoires et de disposer de ceux-ci à leur gré.

Encore une fois, comme le souligne Anghie dans le premier chapitre de son ouvrage, l’attribution de la personnalité juridique joue un rôle central dans la négation de la souveraineté des peuples non européens sur leurs territoires. Phénomène éminemment politique lié à la reconnaissance mutuelle des acteurs dans un système juridique donné[15], la création et l’attribution de la personnalité juridique à une société fut formalisée par les positivistes. En détachant la notion de personnalité juridique de l’arène politique, les positivistes ont cristallisé et légitimé une projection violente de l’identité européenne sur les peuples non européens et ce, dans le respect des règles du droit international. Toutefois, il aurait été intéressant, dans la perspective d’Anghie, d’ancrer ces réalités dans la pratique des gouvernements de l’époque et le développement de l’économie mondiale et des développements industriels. En effet, l’Europe traverse, à la fin du XIXe siècle, c’est-à-dire au moment de la Conférence de Berlin, une dépression économique et la résolution du problème colonial entre États européens devient un impératif pour solutionner la crise[16]. Ainsi, en mettant l’emphase sur les développements doctrinaux en droit international de l’époque, Anghie met de côté une série de tensions, dont le développement du nationalisme et de l’État-nation en Europe, qui traversaient la société internationale et qui, à notre avis, ont fortement influé sur la direction qu’a empruntée le discours sur le droit international. Par ailleurs, Anghie semble mettre de côté les importantes révolutions qui ont traversé le continent latino-américain à partir des années 1820 et les développements doctrinaux en droit international (notamment, en droit international fluvial) qui ont émergé sur ce continent. Cela est sans compté sur le rôle des Etats-Unis dans le développement d’une approche « légaliste » aux relations internationales au sortir du XIXe siècle. Favorisant une politique isolationniste et pacifiste, les Américains ont fait la promotion du droit international et des organisations internationales en vue de régler les conflits internationaux[17]. Outil de domination, le droit international devient aussi un outil des rapports de force entre le continent européen et le continent américain[18]. Anghie semble éluder le développement d’une nouvelle forme d’impérialisme aux États-Unis fondée sur la doctrine Monroe.

Dans les chapitres 3, 4, 5 et 6, le professeur Anghie, en se fondant sur les arguments développés aux chapitres 1 et 2, analyse les raffinements théoriques qu’a subis le droit international au XXe siècle afin de reproduire les rapports de domination établis lors de la période coloniale. Au chapitre 3, il analyse le rôle de la SDN dans la gestion du système des mandats. Ce système a entretenu la dynamique de l’altérité en adaptant le discours associé aux relations de domination entre Européens et non Européens dans le monde de l’entre-deux-guerre. Les mandats ont favorisé l’émergence d’une rhétorique de la souveraineté et du gouvernement s’articulant autour de l’économie. Ainsi, les puissances européennes ont maintenu sous leur joug les peuples non Européens en affirmant que ces derniers deviendraient autonomes au moment où ils atteindraient une certaine maturité au plan économique et politique[19]. Cette nouvelle rhétorique sociologique assimilait la souveraineté à un continuum où chaque société pouvait être placée le long de celui-ci en fonction des similarités de ces sociétés avec le modèle idéal d’État-nation européen. Les autorités mandataires ont développé une science de la méthodologie administrative combinant l’étude empirique de la réalité des peuples non européens et le développement de standards dits objectifs applicables aux sociétés sous mandat. Par cette technologie administrative, la SDN et les puissances coloniales ont pu exploiter plus efficacement les territoires sous mandat en fondant la légitimité des mesures administratives sur leur caractère dit scientifique. Encore une fois, la dynamique de l’altérité civilisés – non-civilisés mute et prend la forme de la dynamique avancés – arriérés. Le vocable change, mais les rapports de domination demeurent.

Dans ce chapitre, le professeur Anghie développe une analyse qui, à notre avis, semble incomplète. En effet, dès la fin du XIXe siècle, les unions administratives avaient pour mandat d’assurer le développement cohérent de l’économie européenne et mondiale. Elles avaient pour objectif d’établir l’infrastructure nécessaire en vue d’assurer le développement cohérent et la libéralisation de l’économie mondiale[20]. En ce sens, les travaux de la SDN et du système des mandats s’inscrivirent dans la poursuite des activités entreprises par les unions administratives en vue de favoriser le développement de l’économie mondiale. Suite à la crise économique de la fin du XIXe siècle et le conflit impérialiste de la Première Guerre mondiale, la question coloniale fut organisée et strictement encadrée afin de favoriser l’essor économique ordonné des territoires coloniaux tout en prévenant les conflits. Ainsi, contrairement à Anghie, la période de l’entre-deux guerres n’a pas vu naître une nouvelle technologie du droit international. Au contraire, cette technologie existait et elle fut simplement adaptée au système des mandats. Par ailleurs, le professeur Anghie n’aborde pas la question du rôle de l’entreprise privée et des relations entre le capital privé et l’État dans l’avènement de ce système de mandat et dans son administration[21]. Car, en réalité, ce système fut établi pour assurer la croissance des différents capitalismes industriels nationaux. En ce sens, nous croyons que l’avènement d’un nouvel acteur, soient les firmes privées, a exercé de profonds bouleversements sur la façon dont les juristes ont perçu et analysé les questions coloniales. La dynamique de l’altérité fondée sur la culture identifiée par Anghie semble s’emboîter dans une dynamique de l’altérité fondée sur les rapports économiques. À notre avis, la puissance de l’argument culturel européen de la période de la renaissance et des Lumières s’estompe avec l’avènement des travaux de la SDN au profit d’une dialectique fondée sur le discours économique.

 Au chapitre 4 de son ouvrage, le professeur Anghie, dans le contexte post-colonial, soutient que l’acquisition de la souveraineté et de l’égalité pour les États du Tiers-monde n’a pas été synonyme d’acquisition de pouvoir au sein de la société internationale. En fait, malgré la décolonisation, les sociétés européennes et occidentales ont su développer de nouveaux outils juridiques afin d’assurer le maintien des déséquilibres relationnels entre Européens et non européens issus de la période coloniale. De plus, Anghie souligne que, paradoxalement, l’État décolonisé a reproduit, au plan interne, les structures impériales et coloniales européennes en poursuivant un idéal d’État nation[22], en incorporant de force les minorités nationales au sein de celui-ci et en reproduisant les modèle européens de développement, de modernisation et d’industrialisation. Au plan externe, les initiatives telle que le Nouvel ordre économique international, la doctrine de la souveraineté permanente sur les ressources naturelles, le développement du droit de la responsabilité internationale des États et le développement du droit transnational ont sublimé la mémoire collective des nouveaux États sur les relations coloniales passées entre Européens et non Européens. Malgré l’acquisition de la souveraineté, les États non européens ont vu leur souveraineté être « externalisée », dans leur tentative pour combler leurs retards économiques, au profit des firmes multinationales occidentales. Comme l’a souligné Anghie, la dialectique de l’altérité prend la forme de relations entre développés et sous-développés.

 Au chapitre 5, le professeur Anghie développe une analyse similaire. Mais, dans ce cas-ci, la dialectique repose sur le mode de gestion des affaires publiques et économiques par l’État postcolonial. Ce fut dans le contexte de la mise en œuvre des programmes d’ajustements structurels de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire Interational, qu’une nouvelle science du gouvernement fit son apparition, celle de la gouvernance. Comme le souligne Anghie, les États européens et occidentaux ont modernisé un modèle développé dans le cadre du système des mandats de la SDN et fondé la légitimité de ce dernier, encore une fois, sur son caractère universel. Comme le souligne Fidler, « States, international organizations, and non-governmental organizations are using international law to impose a liberal globalized civilization on the world »[23]. En somme, le droit international développe un nouvel outil conceptuel sous la forme de la gouvernance en vue de poursuivre sa mission civilisatrice et d’intensifier la mondialisation économique. Les questions du respect des droits de l’Homme et du développement économique viennent s’ancrer au concept de gouvernance afin de créer un triptyque paradigmatique du développement humain. Ce triptyque marque toujours l’imaginaire des juristes. En effet, certains d’entre eux affirment, encore aujourd’hui, que le respect des droits de l’Homme[24], de la démocratie[25] favoriseront l’émergence d’un standard global de civilisation[26].

Cet idéal prend une coloration différente lorsque Anghie analyse, dans le dernier chapitre de son ouvrage, le discours du droit international portant sur la guerre contre le terrorisme. Pour Anghie, cette période de rupture historique dans le discours du droit international qu’est la guerre contre le terrorisme[27], n’est qu’une façade discursive. Selon lui, nous assistons à un « moment vitorien » pour le droit international, car la guerre contre le terrorisme renouvelle le discours sur la personnalité juridique des non-européens développé par Vitoria en l’appliquant aux terroristes. En effet, ces derniers sont qualifiés d’inhumains, de barbares et de violents. En les qualifiant ainsi, le discours sur la guerre contre le terrorisme les dépouille de leur personnalité juridique et les déshumanise[28] afin de justifier les attaques préemptives contre ces individus et les sociétés au sein desquelles ils évoluent. Comme les Espagnols au XVIe siècle, les Etats-Unis projettent leur identité et leurs idéaux (Gouvernance, respect des droits de l’Homme et démocratie) et les imposent par la force. L’altérité est conceptualisée comme une menace. Une série de doctrines juridiques (défense préemptive, auto-défense, guerre contre le terrorisme, tutelle, démocratie, etc.) émergent afin de la contrer et d’établir les fondations d’un jus gentium impérial américain[29].

 En ce qui a trait à la forme, l’ouvrage du professeur Anghie nous laisse quelque peu perplexe. En effet, Anghie affirme qu’avec cet ouvrage, il cherchait à développer une histoire alternative du droit international. Nous croyons, au contraire, que l’ouvrage d’Anghie n’est pas un ouvrage interdisciplinaire d’histoire du droit international. En effet, il n’a pas tenté de construire des ponts entre différentes disciplines académiques, nommément l’histoire et le droit international, afin de développer ses arguments[30]. Il s’agit d’un ouvrage de théorie du droit international. En effet, d’importantes lacunes au plan des sources consultées et de la méthodologie tant historique qu’en science politique subsistent[31]. Le professeur Anghie ne discute pas des courants historiographiques ou doctrinaux ayant traité de la question des origines coloniales du droit international. Par ailleurs, Anghie ne parvient pas à ancrer les théories développées par les juristes, dont il relate les travaux, dans la pratique effective des États. Est-ce que le droit international a structuré les rapports de domination entre Européens et non Européens ou est-ce que ces mêmes théories du droit international ont plutôt constaté un état de fait et cherché à le rationaliser ? Sur ce point, le professeur Anghie ne fait pas le pont entre la pratique des États et le cadre théorique qu’il développe[32].  

Sur le fond, l’ouvrage d’Anghie constitue un exercice audacieux de réécriture de la théorie des fondements du droit international et de la société internationale fondée sur une approche néo-marxiste. Ainsi, nous constatons que le droit international est mu par un double mouvement : une dynamique de la différence ou de l’altérité et une dynamique capitaliste[33]. Ces deux dynamiques provoquèrent des situations paradoxales qu’Anghie a habilement soulignées. En effet, le droit international est porteur de contradictions. D’une part, il constitue un outil d’émancipation pour les peuples non européens et d’autre part, il a rationalisé les rapports de domination qui marquent la société internationale contemporaine. La bataille anti-impérialiste des peuples colonisés fut donc une bataille paradoxale pour le formalisme, c’est-à-dire pour l’établissement de structures administratives formelles de gouvernement[34]. Comme le souligne Koskenniemi, l’impérialisme et ses structures de domination ont plusieurs visages qu’Antony Anghie a su brillamment mettre en lumière.  Finalement, le professeur Anghie a su mettre à nu les tensions entre la tolérance et l’intolérance[35] qui déstabilisent le discours du droit international depuis Vitoria. Le droit international doit gérer les tensions dialectiques Nous – Eux qui l’animent. Cette tension se trouve au cœur du droit international et de la société internationale puisque la définition de l’autre – l’exclus – définit le Nous – les inclus ou la société. En même temps, le droit international se réclame de l’universalisme, position antithétique aux exigences de son identité même. Le droit international se trouve donc au sein d’un système de tensions déstabilisantes où les besoins identitaires rencontrent le besoin d’universalisme[36]. Cette relation inclusion-exclusion, décrite par Anghie comme un outil de la reproduction, de stabilisation et de pérennisation des relations de domination, est, paradoxalement, source d’instabilité au cœur même du droit international. En somme, le système de droit décrit par Anghie est porteur de ses propres contradictions et seules les nouvelles technologies juridiques le protègent de son autodestruction.

 

 

 


 

[1] Candidat à la maîtrise en droit international à l’Université du Québec à Montréal (UQÀM). L’auteur tient à remercier Alejandro Lorite Escorihuela, professeur à la Faculté de science politique et de droit de l’Université du Québec à Montréal, pour ses judicieux commentaires ainsi que le Conseil de recherches en sciences humaines du Canada pour son appui.

[2] Antony Anghie, Imperialism, Sovereignty, and the Making of International Law, Cambridge, Cambridge University Press, 2005. 356 pp. ISBN 0-521-82892-9

[3] Hans J. Morgenthau, « Positivism, Functionalism, and International Law » (1940) 34 A.J.I.L. 260 à la p. 269.

[4] Monique Chemillier-Gendreau, Humanité et souverainetés : Essai sur la fonction du droit international, Paris, La Découverte, 1995.

[5] Tel que John Austin l’affirme. À ce sujet, voir Antonio Truyol y Serra, Histoire du droit international public, Paris, Économica, 1995 à la p. 116. Voir aussi Eric A. Posner, « Do States Have a Moral Obligation to Obey International Law ? » (2002-2003) 55 Stan. L. Rev. 1901 à la p. 1902. Posner n’assigne en fait un caractère moral au droit international public que pour mieux contester son existence puisqu’il n’y a pas de devoirs moraux dans les relations internationales.

[6] Makau Mutua, « What is TWAIL ? » (2000) 94 Am. Soc’y In’l L. Proc. 31 à la p. 31.

[7] Antony, Imperialism, Sovereignty and the Making of International Law, Cambridge, Cambridge university press, 2005 à la p. 320.

[8] Voir notamment, R. P. Anand, « Sovereign Equality among States in International Law » (1986) 197 Rec. des Cours 9 et ss.

[9] Voir notamment, C. H. Alexandrowicz, « Doctrinal Aspects of the Universality of the Law of Nations » (1961) 37 Brit. Y.B. Int’l L. 506 à la p. 515.

[10] Peter Fitzpatrick, « Terminal Legality : Imperialism and the (De)composition of Law » dans Catharine Coleborne et Diane Kirkby, Law, History, Colonialism : The Reach of Empire, Manchester, Manchester University Press, 2001, 9 à la p. 9.

[11] César G. F. Castañón, « Les problèmes coloniaux et les classiques espagnols du droit des gens » (1954-II) 86 Rec. des Cours 557 aux pp. 615-616.

[12] Ibid. à la  p. 616.

[13] Denise Albanese, New Science, New World, Durham, Duke University Press, 1996 aux pp. 5 et 29.

[14] China Miéville affirme plutôt que la « “Civilisation” emerged as a category to deal with the problem of these developed, internally sovereign » dans China Miéville, Between Equal Rights : A Marxist Theory of International Law, Leiden, Brill, 2005 à la p. 247.

[15] Jan Klabbers, « The Concept of Legal Personality » (2005) 11 Jus Gentium 35 à la p. 46.

[16] Michel Beaud, Histoire du capitalisme de 1500 à 2000, Paris, Seuil, 2000 à la p. 191.

[17] Mark Weston Janis développe un argument similaire. En effet, il constate que la période de la fin du XIXe siècle a vu se développer un nombre importants d’association pacifistes faisant la promotion du droit international telle que l’International Law Association. « Here we look at some of the dreaming, much of it religious, about international law, as well as some of the diplomacy that strove to put the dreams into practice before the world woke to the terrible events of the summer 1914 » dans Mark Weston Janis, The American Tradition of International Law : Great Expectations, 1789-1914, Oxford, Oxford University Press, 2004 à la p.134.

[18] Francis Anthony Boyle, Foundations of World Order : The Legalist Approach to International Relations, 1898-1922, Durham, Duke University Press, 1999 aux pp. 17-24

[19] Cette rhétorique du « développement » doit être lue en conjonction avec le discours émancipatoire promu par Woodrow Wilson lors de la Conférence de Versailles de 1919 et qui a eu un fort impact sur les mouvements anticoloniaux et le processus de décolonisation. Voir notamment, Erez Manela, « The Wilsonian Moment and the Rise of Anticolonial Nationalism : The Case of Egypt » (2001) 12:4 Diplomacy & Statecraft 99 aux pp. 118-119. Le professeur Manela développe cet argument dans un livre intitulé The Wilsonian Moment: Self Determination and the International Origins of Anticolonial Nationalism qui sera publié prochainement chez Oxford University Press.

[20] Craig N. Murphy, International Organization and Industrial Change, Oxford, Oxford University Press, 1994 aux pp. 82 et ss.

[21] Voir notamment l’Affaire Oscar Chinn (Royaume-Uni c. Belgique) (1934), C.P.J.I. (sér. A/B) no 63 qui opposa le gouvernement britannique au gouvernement belge. Cette affaire portait sur certaines activités économiques belges de nature monopolistique sur le fleuve Congo, sur la liberté de navigation sur ce même fleuve pour les Britanniques et de la légitimité des subventions accordées par le gouvernement belge à une compagnie nationale exploitant un réseau de transport maritime sur le fleuve Congo.

[22] Sur ce point, Dakas craint que la balkanisation de l’Afrique opérée lors du Congrès de Berlin de 1885 provoque une recrudescence du néo-colonialisme afin de faire face aux multiples conflits identitaires qui bouleversent l’Afrique. Voir Dakas C.J. Dakas, « The Role of International Law in the Colonization of Africa: A Review in Light of Recent Calls for Re-colonization » (1999) 7 Annuaire africain de droit international 85 aux pp. 106 et ss.

[23] David P. Fidler, « The Return of the Standard of Civilization » (2001) 2 Chicago J. Int’l L. 137 à la p. 139.

[24] Jack Donnelly, « Human Rights : a New Standard of Civilization ? » (1998) 74 International affairs 1 à la p. 14.

[25] Thomas Franck, « The Emerging Right to Democratic Governance » (1992) 86 A.J.I.L. 46 et ss.

[26] Mehdi Mozaffari, « Pour un standard global de civilisation : le triangle éthique, droit et politique » (2001) 2 Annuaire français des relations internationales 207 aux pp. 214-215.

[27] Okofor affirme que la rupture historique associée à la guerre contre le terrorisme n’est qu’une construction discursive, sans fondement matériel, ayant pour objectif de légitimer le recours à la force et de pérenniser les relations de domination qui persistent dans la société internationale. Obiora Chinedu Okafor, « Newness, Imperialism, and International Legal Reform in our Time ? A TWAIL Perspective » (2005) 43:1/2 Osgoode Hall L.J. 171 à la p.188.

[28] Carl Schmitt reconnut que « le fait de s’attribuer ce nom d’humanité, de l’invoquer et de le monopoliser, ne saurait que manifester une prétention effrayante à faire refuser à l’ennemi sa qualité d’être humain, à le faire déclarer hors la loi et hors l’humanité et partant à pousser la guerre jusqu’aux limites extrêmes de l’inhumain » dans Carl Schmitt, La notion de politique / Théorie du partisan, Paris, Flammarion, 1992 aux pp. 96-97.

[29] Slim Laghmani, Histoire du droit des gens du jus gentium impérial au jus publicum europeaum, Paris, Pedone, 2003 à la p. 3.

[30] Jan Klabbers, « The Relative Autonomy of International Law of the Forgotten Politics of Interdisciplinarity » (2005) 1:1/2 Journal of International Law & International Relations 35 à la p. 46.

[31] Par exemple, à la page 146, Anghie laisse sous-entendre que le refus des puissances occidentales d’introduire une clause d’égalité raciale dans le traité de Versailles, tel que l’exigeait le Japon, reposait essentiellement sur le racisme des dominions britanniques. Cette réponse est en partie vraie. Toutefois, il est important de souligner que les Japonais cherchaient à sécuriser cette reconnaissance par les grandes puissances afin de confirmer son statut de puissance impérialiste en Asie. Sur ce point, voir Sandra Wilson, « The Discourse of National Greatness in Japan, 1890-1919 » (2005) 25:1 Japanese Studies à la p. 37 et Naoko Shimazu, Japan, Race and Equality: the Racial Equality Proposal of 1919, Oxford, Routledge, 1998 à la p. 78. Par ailleurs, Anghie a passé sous silence, par exemple, le fait que la Chine, victime du colonialisme, soit un des principaux bailleurs de fonds de l’intervention militaire américaine en Irak (Tirée de la conférence donnée par Robert Gilpin le jeudi 23 février 2006 à l’UQÀM et intitulée Realism versus Idealism in World Politics).

[32] Et les lecteurs de son ouvrage n’ont pas relaté ces déficiences méthodologiques, voir notamment les recensions de Brett Bowden, « Imperialism, Sovereignty, and the Making of International Law » (2006) 17:3 E.J.I.L. 689-692 et Upendra Baxi, « New Approaches to the History of International Law » (2006) 19 Leiden J. Int’l L. 555-566.

[33] Au sujet de cette dernière dynamique, Martti Koskenniemi suggéra que « The international legal system would consist of a combination of sovereignty-based laissez faire rules that enable the functioning transnational markets through nationnally policed private law systems plus rules of imperial co-ordination between and enforcement against national authorities » dans Martti Koskenniemi, « The Empire(s) of International Law : System Change and Legal Transformation » (2003) 8 Aus. Rev. Int’l & Eur. L. 61 à la p. 66.

[34] Koskenniemi, Martti, « International Law and Imperialism » dans David Freestone, Surya Subedi et Scott Davidson, dir., Contemporary Issues in International Law : A Collection of the Josephine Onoh Memorial Lecture, La Haye, Kluwer law international, 2002, 197 à la p. 217.

[35] David P. Fidler, « Revolt Against or from Within the West - TWAIL, the Developing World, and the Future Direction of International Law » (2003) 2 Chinese journal of international law 29 à la p. 66.

[36] Sundhya Pahuja, « The Postcoloniality of International Law » (2005) 46:2 Harv. Int’l L. J. 459 à la p. 469.

– without the hands of a man.

 

 

 

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