Journal of the International Law Department of the University of Miskolc


Miskolc Journal of International Law

Miskolci Nemzetközi Jogi Közlemények

 

Vol. 1. (2004) No. 2. pp. 45-63.

 

Emmanuelle Jouannet: Vattel & Van Vollenhoven : Reflexions between the two World Wars on the classic model of international law  

Contemporary international law must be able to assume fully the weight of its own history without a revisionist outlook and without maltreatment as circumstances and personal objectives warrant. International law can only assume itself if internationalists develop a rigorous study of its past. This doctrinal and factual historical process is a necessary condition to enlightening international legal thoughts to their contemporary challenges. In order to meet this condition, we must explore and analyse anew international law’s historiography, which has sometimes left us with caricatures of the past and visions permeated by fallacies. This article illustrates this with a particularly telling example:  the misconception of the classic thoughts of Emer de Vattel by C. Van Vollenhoven during the inter-wars period.

 

Emmanuelle JOUANNET[1]:
 

 La critique de la pensée classique durant l’entre-deux guerres :
Vattel et Van Vollenhoven
(Quelques réflexions sur le modèle classique du droit international)

 

La mobilité permanente du droit international devient aujourd’hui particulièrement inquiétante sous le coup des multiples crises que le monde contemporain traverse. Face à ce problème d’instabilité profonde du système juridique international, le théoricien doit accompagner et éclairer le choix de la pratique en pensant réellement les conditions d’intelligibilité et de possibilité d’un droit international contemporain qui soit compatible avec les exigences de notre temps, exigences dont on peut dire sans s’engager exagérément à ce stade qu’elles sont liées à la défense de certaines valeurs humanistes telles que celle de la paix mais aussi de la justice et des droits de l’homme. Autrement dit on peut se proposer comme objectif de chercher à déterminer les conditions dans lesquelles on peut penser un droit international qui puisse répondre grosso modo à de telles aspirations. Toutefois on ne peut le faire correctement, nous semble-t-il, qu’à deux conditions qui sont justement parfois occultées de telle sorte que certains interprétations actuelles, certains schémas proposés, puissent paraître illusoires ou partiellement faux. D’une part, il y a nécessité à adopter une démarche  synchronique, en quelque sorte sociologique, c’est-à-dire sans mépris pour les faits, mais au contraire en les intégrant directement dans la réflexion théorique. Cela revient, notamment, à tenir compte, à titre de préalable incontournable de la réflexion, de la réalité persistante d’une société internationale divisée en Nations souveraines mais également des effets apparemment opposés d’une société de plus en plus mondialisée. D’autre part, il semble particulièrement intéressant de renouer avec la perspective diachronique d’analyse des historiens en tenant compte de l’approche historique comme d’un complément indispensable à l’examen des conditions intellectuelles de pensabilité du droit international contemporain. 

Bien évidemment, il ne rentre pas dans le cadre de cette très courte étude de remplir un tel programme. On voudrait seulement suggérer quelques pistes de réflexion concernant cette seconde condition. Travailler pendant plusieurs années sur l’histoire doctrinale du droit international permet en effet de se convaincre aisément que la connaissance de cette histoire est fondamentale pour comprendre notre propre droit international. Toutefois ce retour à l’histoire ne répond pas seulement au besoin ordinaire d’une réflexion sur l’enracinement des structures du présent dans une histoire qui les conditionne sans les déterminer ; son importance va au-delà de ce constat banal car il est justement lié à cette question devenue centrale pour nous aujourd’hui et qui est celle de l’évolution problématique et cahotique de notre droit international contemporain. La discussion doctrinale actuelle n’est-elle pas en effet singulièrement axée sur la question du passé lorsqu’elle s’interroge sur la structure inter-étatique du système contemporain ? L’une des interrogations les plus récurrentes n’est-elle pas de savoir si, en raison de la persistance ou non de cette structure inter-étatique, le droit international contemporain est le prolongement direct du droit classique ou s’il en diffère –ou doit en différer- de façon définitive ? C’est la raison pour laquelle aussi cette question dépasse largement le cercle des historiens pour toucher l’ensemble de la communauté internationaliste car elle est beaucoup plus profonde qu’il n’y paraît et charrie avec elle des enjeux fondamentaux; elle n’est pas simplement d’intérêt historique, elle est aussi porteuse d’une réflexion théorique décisive. Plusieurs interrogations dressent ainsi, de façon désormais récurrente, les tenants, d’un côté, d’un simple prolongement actuel du droit international classique, contre les promoteurs, de l’autre côté, d’un droit international contemporain radicalement différent. Le statut de la souveraineté des Etats est par là même au cœur de ces discussions suivant un raisonnement que l’on schématise ici volontairement à l’excès: soit on envisage le système juridique international actuel comme étant encore classiquement centré sur le respect de la liberté souveraine des Etats, quelques soient les nouvelles finalités subsidiaires qu’on lui affecte. Soit on considère que le système juridique international est désormais hiérarchisé au service des droits des hommes et de la justice internationale. A la logique de coexistence des Etats souverains serait donc opposée la logique de coopération et de justice ; à la logique des Etats et de leurs intérêts politiques serait substituée celle des individus et des valeurs fondamentales de l’humanité. Ou pour reprendre des termes plus généraux encore, on oppose humanité et souveraineté, justice et stabilité. Et sans méconnaître le fait que ce débat peut être présenté de façon beaucoup plus fine et nuancée, l’idée est quand même de présupposer que ces deux logiques sont d’une certaine façon antithétiques et qu’un système juridique qui tenterait de les intégrer serait non seulement profondément instable mais également non viable et condamné à l’implosion à terme.

 A vrai dire, certains pourraient objecter que la question est en fait tranchée depuis le milieu du XXème siècle, du moins d’un point de vue doctrinal, dans la mesure où le sort de la pensée internationaliste classique a pu paraître définitivement réglé au lendemain des deux guerres mondiales. Or c’est justement ce point qui nous intéresse directement ici et dont nous voulons débattre dans le cadre de cette étude. Personne ne peut ignorer la critique virulente qui a frappé d’illégitimité le modèle classique, dès 1918, afin de lui substituer un nouveau droit international qui soit capable de porter et réaliser les aspirations humanistes de l’ensemble de la communauté internationale. Force est toutefois de constater qu’aussi légitimes soient-elles dans leur aspiration à la paix et à la justice, les critiques, qui ont été formulées durant la période troublée de l’entre-deux guerres, ont souvent largement porté à faux et contribué à diffuser une image caricaturale droit international classique chargée de tout un ensemble de préjugés inspirés par les évènements. Et même s’il ne s’agit pas de renier pour autant la validité de certaines objections fortes qui ont été apportées à ce moment là et qui gardent sans conteste toute leur pertinence à l’heure actuelle, le travail de déconstruction doctrinal qui a été effectué a malheureusement occulté partiellement la réalité de la pensée classique et les liens qu’elle est susceptible d’entretenir avec le droit international de l’après guerre. La méconnaissance de cette pensée classique a ainsi été véhiculée par des auteurs tour à tour polémistes et outranciers, sincères et passionnés, qui ont pour point commun d’avoir masqué ce qu’était réellement le droit classique de telle sorte que l’on ne sache plus vraiment dans quelle mesure le droit actuel s’en détache, de quelle façon et sur quels points précis. De là l’existence d’un débat qui nous semble aujourd’hui en partie tronqué entre classiques et contemporains, conservateurs et réformateurs. On ne saurait méconnaître aussi combien l’évolution des attitudes scientifiques a contribué pendant longtemps à ne pas remettre en cause ce type d’interprétation du passé. Le refus des théories traditionnelles qui caractérise notre époque a encouragé la pensée contemporaine à s’émanciper des certitudes préétablies, mais, ce faisant, a laissé l’internationaliste contemporain comme particulièrement démuni de repères historiques, fiables et approfondis, qui auraient pu lui permettre de confronter le présent aux leçons du passé.  

Et pour toutes ces raisons, il n’est alors guère surprenant que les deux postures évoquées plus haut apparaissent comme étant parfois contestables car elles font souvent très précisément l’économie de ce qui est la question essentielle : une analyse réelle du lien véritable qui relie notre droit contemporain à la pensée internationaliste classique. Aussi la ré-interprétation minutieuse des théories du passé doit-elle être perçue comme un moment essentiel de cette réflexion afin qu’elle puisse permettre de prendre le recul nécessaire face aux lieux communs transmis par nos auteurs de l’entre-deux guerres et amener à une représentation doctrinale du droit international classique et contemporain qui soit plus exacte et qui puisse donc mieux servir l’ensemble de la communauté internationale. 

On ne peut néanmoins poser que quelques jalons d’approche d’une réflexion, qui devrait être beaucoup plus large, en se bornant à examiner la pensée de certains auteurs choisis. De ce point de vue, ont peut par exemple confronter les représentations conceptuelles du droit international de deux grands internationalistes qui sont étrangement liés à travers les siècles par la critique que fera l’un de ces deux auteurs de la pensée de l’autre. En 1919, le juriste hollandais C. Van Vollenhoven publie en effet un petit ouvrage, qui fera sensation, où il livre un examen particulièrement féroce de la pensée classique incarnée selon lui par un auteur du XVIIIème siècle, Emer de Vattel. Ce choix n’est nullement arbitraire et tient sans aucun doute à la place particulière ainsi qu’au destin singulier qu’a connu l’œuvre de ce juriste de Suisse romande. La pensée internationaliste classique n’a en effet sans doute jamais été aussi clairement révélée qu’avec la publication en 1758 de l’ouvrage de Vattel concernant le Droit des Gens ou Principes de la loi naturelle appliqués à la conduite et aux affaires des Nations.[2] Certes, la pensée d’Emer de Vattel sera ensuite modifiée mais elle contient incluse en elle-même les grands principes fondateurs de ce modèle du droit international classique que l’on peut voir se stabiliser jusqu’à la première guerre mondiale. On peut dès lors penser qu’en étudiant ces deux doctrines, dont la plus récente a joué comme un miroir déformant de la première, on peut contribuer à faire ressortir les enjeux, les faiblesses et les éventuels prolongements actuels du modèle classique. D’où l’intérêt de revenir à l’ouvrage de Van Vollenhoven afin de juger la façon dont cette pensée classique incarnée par l’œuvre de Vattel a pu être comprise (I) et de confronter cette critique à une analyse moins polémique de l’oeuvre du juriste suisse (II).

 

I.

 Bien que son œuvre ait connu une extraordinaire influence tant sur le plan théorique que pratique, Vattel est aujourd’hui largement méconnu. On ne s’étonnera donc pas qu’il en aille a fortiori de même pour la critique dont il a fait l’objet. Aussi bien, pour retrouver le fil de cette critique, attardons-nous alors à relire le petit ouvrage de Cornélius Van Vollenhoven qui est particulièrement exemplaire de l’opinion internationaliste de son temps. Il est même, à certains égards, beaucoup plus représentatif de cette dernière que les grand systèmes élaborés à la même époque par H. Kelsen et G. Scelle car si la rigueur doctrinale et la force persuasive des œuvres de ces deux grands auteurs ont été indéniables, leur représentativité historique et factuelle demeure beaucoup plus incertaine. C. Van Vollenhoven est d’ailleurs tout aussi reconnu par le milieu internationaliste du moment que G. Scelle ou H Kelsen tant pour ses activités de ministre plénipotentiaire du gouvernement hollandais auprès des Etats-Unis que pour ses prises de position répétées en faveur d’un changement complet du droit international. Son ouvrage, intitulé les Trois phases du droit des gens,[3] paraît dès la fin de la première guerre mondiale et connaît un retentissement décisif et durable comme l’attestent les nombreuses citations ou reprises de son texte par plusieurs internationalistes de renom tels que G. Gidel, L. Le Fur, A. Pillet, G. Scelle lui-même ou encore A. Verdoss, W. Van der Vlugt et plus tardivement encore N. Kleffens et C. Rousseau qui tous s’accordent à condamner le « système délétère » de Vattel en faisant nommément référence à l’ouvrage de Van Vollenhoven.[4] Et en réalité, l’intérêt pour nous de redécouvrir cet ouvrage ne tient pas seulement, on l’a dit, à l’impact qu’il a pu avoir auprès de la doctrine internationaliste de son époque, mais également à son orientation typiquement anti-vattelienne. Pour se limiter à l’essentiel, on indiquera les éléments clés de la position de cet auteur en identifiant, d’abord, les aspects principaux de son diagnostic sans concessions sur Vattel et en resituant, ensuite, sa pensée personnelle. 

 

Critique de la doctrine de Vattel

 Van Vollenhoven part du même constat critique que feront un peu plus tard G. Scelle et H. Kelsen à l’encontre de  la pensée classique mais envisage des perspectives sensiblement différentes pour remédier à ses principales faiblesses. L’idée centrale et particulière à l’analyse de Van Vollenhoven est que l’histoire du droit des gens se décompose en trois phases qui correspondent à trois modèles juridiques différents de droit international : le premier droit des gens, né au XVIème siècle avec l’Etat moderne et poursuivi par des auteurs comme Zouche et Bynkershoek, serait un droit mesquin, incomplet, souvent cruel et injuste, mais du moins ayant la franchise de sa brutalité.[5] Le second droit des gens serait né avec l’ouvrage de Vattel en 1758 et aurait régi les comportements internationaux jusqu’à la première guerre mondiale. Ce second droit, qui est le droit international classique, serait une véritable « monstruosité » qui expliquerait la dérive des relations internationales au XIXème et le traumatisme de la première guerre mondiale.[6] Le troisième droit des gens est celui auquel l’auteur aspire comme devant remplacer le droit de Vattel afin de rétablir un code moral de bonne conduite entre les Etats et l’idée d’un juste châtiment contre ceux qui osent délibérément violer ce droit. Ce troisième droit qui, selon les termes de l’auteur « est à la porte » depuis trois cents ans, correspondrait au Droit de la guerre et la paix de Grotius qui, tout en ayant acquis depuis sa publication en 1625 une grande notoriété, n’aurait été ni compris ni jamais appliqué.[7]  

Pour étayer cette thèse visant à déconstruire totalement le droit international classique de Vattel et faire place à un droit des gens nouveau, Van Vollenhoven décompose ce qu’il considère en être les aspects les plus préjudiciables et les plus dangereux. Plusieurs objections sont portées à l’encontre de la représentation vattelienne, avec pour point commun d’être fondées sur une dénonciation sévère de la souveraineté des Etats. D’abord, puisqu’elle ne s’est occupée que de préserver la liberté souveraine de chaque Etat, cette représentation doctrinale a renoncé à toute idée d’un droit des gens criminel qui soit fondé sur une application objective des devoirs des Etats. La mise en œuvre du droit des gens dépend de la seule appréciation personnelle de chaque Etat, lequel doit estimer pour son propre compte et sans que l’on puisse lui en faire grief, si le droit des gens a été violé à son égard.[8] Le droit de la guerre s’en trouve alors profondément modifié. Il consacre désormais ce que Van Vollenhoven appelle la guerre-querelle entre Etats souverains qui, selon lui, a malheureusement effacé toute idée de guerre juste pendant deux siècles.[9] Ensuite, le pire est peut-être que ce droit égoïste et individualiste est dissimulé derrière une présentation formelle du droit des gens qui masque hypocritement le caractère absolu et illimité de chaque souveraineté étatique. En effet, Vattel fait se côtoyer un régime juridique de droit naturel fondé sur l’assistance aux autres, mais dépourvu d’obligatoriété, avec un régime juridique positif ne rendant coercibles que les seuls devoirs visant la conservation de chaque Etat, si bien que derrière la solidarité affichée par le droit naturel serait en fait consacrée la toute puissance de la volonté souveraine des Etats. La présentation doctrinale faite par Vattel aurait donc à la fois rendu la compréhension du droit des gens classique totalement confuse et inextricable et suscité des effets pervers en cascade car tout en donnant l’illusion trompeuse d’être un code de bonne conduite entre Etats, son droit des gens n’aurait été qu’un instrument particulièrement propice au développement des politiques impérialistes et de la soif de conquête des souverains d’Europe.[10] D’où, enfin, l’accusation, souvent reprise par d’autres auteurs par la suite, selon laquelle Vattel aurait fait triompher le positivisme en droit international en même temps que le caractère absolu de la souveraineté étatique. Il aurait ainsi été tout à la fois le fossoyeur du droit naturel, de la solidarité entre puissances souveraines et de l’ancien droit de guerre juste. Et ce faisant, Van Vollenhoven, ne s’embarrassant pas outre mesure de considérations nuancées, conclut que la mise en œuvre du droit des gens vattelien a directement conduit au désastre de la guerre  de 14-18.

A vrai dire, ayant présenté en ces termes la doctrine classique, on comprend sans peine que Van Vollenhoven réclame l’abandon définitif du droit de Vattel, comme étant un droit inter-étatique, injuste et souverainiste, en faveur du droit de Grotius conçu comme un droit juste, réparateur et humaniste. Il semble d’ailleurs que pour le juriste hollandais il s’agisse moins d’une véritable choix à faire entre ces deux droits des gens que d’une nécessité absolue qui s’impose à tous les membres de la communauté internationale car la première guerre mondiale aurait justement fait s’écrouler « le plancher pourri de Vattel » en montrant jusqu’à quelles horreurs et extrémités le droit inter-étatique classique a pu conduire dans son acceptation soumise du libre jeu des souverainetés étatiques et du droit individuel de faire la guerre.[11] Dans une telle perspective, on comprend également que l’on ne puisse se contenter de dénoncer tel ou tel trait de la doctrine classique du droit international et que l’on préconise son rejet définitif et complet.

  

Le retour au droit des gens de Grotius

 Le réquisitoire sans appel de la pensée vattelienne conduit donc tout naturellement Van Vollenhoven à proposer un droit des gens qui se veut totalement différent et qui doit remédier aux deux faiblesses principales du système classique : relativisme et positivisme. Cela dit, il est assez délicat de reconstituer le système juridique voulu par Van Vollenhoven car il n’a pas développé une argumentation solide dans son ouvrage de 1919. Destiné, on l’a dit, à frapper les esprits et à provoquer un sursaut salvateur en faveur du retour du droit des gens de Grotius, cet ouvrage est incomplet et ne livre que des prévisions et solutions fragmentaires. Seules quelques idées générales peuvent être relevées comme illustrant les tendances de ce nouveau droit des gens. Conformément à la thèse annoncée, c’est donc l’heure de Grotius qui doit arriver selon Van Vollenhoven, autrement dit la mise en oeuvre de son Droit de la guerre et la paix de 1625. L’idée peut sembler curieuse et anachronique pour un homme du XXème siècle mais, bien évidemment, ce ne sont pas les règles matérielles du XVIème siècle que l’auteur veut réhabiliter. Il veut retrouver le système général de droit élaboré par Grotius et l’esprit dans lequel il a été élaboré. De l’imposant ouvrage de 1625, il ne retient d’ailleurs principalement que deux idées qu’il considère comme étroitement liées et qui sont bien évidemment destinées à saper les piliers du droit des gens classique. Il y a, d’abord et avant tout, le souci d’abolir le droit subjectif de guerre individuel de l’époque au profit d’un « droit criminel » contre les Etats fautifs, lequel aurait été inventé par Grotius mais jamais appliqué.[12] Il y a, ensuite, la nécessité, pour ce faire, de restaurer l’autorité du droit naturel afin d’instituer un ensemble de règles contraignantes qui s’imposent en dehors de la volonté souveraine des Etats ; ce droit naturel dont Grotius, selon l’auteur, se serait fait l’ardent défenseur, mais qui aurait été abandonné par ses successeurs et notamment par Vattel.[13] La conscience des hommes se serait cependant réveillée avec la fin de la première guerre mondiale pour revaloriser ce vieux droit qui incarne la morale internationale à laquelle doivent se soumettre tous les Etats.  

Sans même discuter pour l’instant du diagnostic établi à l’encontre de Vattel, on pourrait douter de la validité et de l’efficacité de cette double réhabilitation en faveur de la guerre juste et du droit naturel. Mais Van Vollenhoven s’empresse de balayer d’éventuelles objections en soutenant que leur restauration doit induire un cycle vertueux de paix et de justice s’étendant progressivement à toutes les catégories d’Etats. En premier lieu,  les Etats agressifs ne seront plus autorisés à faire ce que dictent leurs intérêts et leur politique impérialiste dès lors qu’ils pourront être punis collectivement par les autres pour la guerre qu’ils auront déclenchée. La guerre d’agression sera par là même définitivement condamnée comme toute velléité de déclencher un conflit pour une cause qui ne soit pas considérée comme juste au regard du droit naturel. En second lieu, les alliances avec des Etats voisins ou amis ne seront plus possibles dans un but de soutien à ce type de guerre tant et si bien que le vieux système de l’équilibre européen fondé sur un réseau d’alliances offensives et défensives doit être aboli.[14] Aucune alliance conventionnelle ne peut en effet s’imposer face aux devoirs que le droit naturel dicte aux Etats. Enfin, les neutres, selon une formule paradoxale de Van Vollenhoven, seront enfin contraints de s’engager. La neutralité à l’égard de tous les Etats belligérants est une « abomination » engendrée par le système vattelien alors que Grotius préconisait, au contraire, de soutenir impérativement ceux dont la cause était juste.[15] Le « devoir moral des neutres » est donc de s’engager aux côtés de ceux qui participent au « châtiment » des Etats fautifs.[16]

 A vrai dire, si Van Vollenhoven est sincèrement convaincu de la nécessité de ce retour au système de Grotius, il n’est pas moins conscient que la doctrine de son prédecesseur hollandais demande à être quelque peu aménagée pour être transposée utilement aux relations entre Etats du XXème siècle. Citant Bykenshoerk, il pointe les dangers d’une application sans garde-fous de la doctrine de la guerre juste. La difficulté réside en effet dans sa mise en œuvre dès lors qu’au sein de la société inter-étatique décentralisée, chaque Etat invoquera détenir une juste cause de guerre sans que quiconque puisse trancher la question. Il manque donc un critère objectif de détermination de la cause juste, juste selon le droit naturel et la morale internationale, et qui seule peut permettre le déclenchement d’une guerre. Conscient de l’impossibilité de résoudre cette véritable quadrature du cercle en l’état des relations internationales, Van Vollenhoven propose alors d’apporter trois compléments au droit des gens grotien : un tribunal indépendant pour se prononcer sur la justice de la cause, un justicier également impartial et soumis à un contrôle effectif et enfin l’élaboration d’un critérium objectif pour savoir exactement quel type de guerre est autorisé.[17] L’insertion de ces compléments est intéressante à plus d’un titre et se doit d’être relevée. Elle montre la vision pragmatique des relations internationales qu’a ce grand juriste et sa volonté de prendre en compte la société inter-étatique comme une réalité indépassable. On ne trouve pas chez lui de remise en cause directe du concept même de souveraineté de l’Etat. L’idée est seulement d’en limiter les effets et la toute puissance. C’est la raison pour laquelle il demande la constitution d’une « Ligue des peuples » permettant d’introduire ces compléments et non pas d’un Etat mondial auquel il ne croit pas.[18] Ce faisant, on voit la distance qui le sépare d’auteurs comme Scelle ou Kelsen dont une grande partie de l’argumentation théorique vise à démontrer l’inutilité voire la dangerosité de la notion de souveraineté avec pour objectif la réalisation d’un véritable fédéralisme institutionnel pour l’un et d’un Etat mondial pour l’autre.[19] En outre, Van Vollenhoven ne cherche pas à masquer la difficulté principale liée à l’application d’une doctrine de la guerre juste dans un monde décentralisé où se croisent et s’opposent les interprétations subjectives de chaque Etat. Enfin, mais ici le propos n’est pas certain, on sent qu’il penche vers une interdiction au fond définitive et quasi complète de la guerre puisqu’il propose de se référer au programme d’A. Briand.[20] Il ne rechercherait donc pas une mise en œuvre réelle de la doctrine de la guerre juste mais plutôt une abolition de tout droit individuel de faire la guerre, les seules actions armées licites étant celles qui visent à punir collectivement ceux ayant violé cette interdiction. Bref seul est licite et juste de faire la guerre à la guerre et suivant les conditions d’impartialité de décision et d’action préconisées. La notion de sécurité collective est déjà en germe même si le terme est absent. Partant de là, on remarque avec attention combien sa pensée est révélatrice de ce moment charnière qu’est l’entre-deux guerres où les internationalistes prennent conscience de la nécessité d’en finir avec toute guerre et de substituer conjointement au droit individuel de la guerre une action armée impartiale et collective. Mais le pas n’est toujours pas définitivement franchi avec Van Vollenhoven qui hésite encore entre un retour au vieux système de la guerre juste et l’abolition définitive du droit de guerre.

 Ce dernier aspect illustre aussi à quel point, dans le contexte particulier qui est le sien, la seule et unique préoccupation de l’auteur soit au fond le droit de la guerre et non celui de la paix. Il n’est alors nullement étonnant qu’il se soit penché sur l’oeuvre de son illustre prédécesseur qui tout comme lui, a écrit son ouvrage de 1625, dans le souci de limiter les guerres meurtrières de son temps. Grotius écrivait à la veille de la guerre de Trente ans quand Van Vollenhoven écrit juste après la première guerre mondiale. A plusieurs siècles d’intervalles, l’un et l’autre sont pleinement conscients de la difficulté de réglementer juridiquement l’usage de la force armée et d’en limiter les effets dans un souci de paix, de justice et d’humanité. Toutefois, on ne saurait non plus oublier que le même souci sera justement affiché par Vattel au XVIIIème siècle puisque le juriste suisse aura particulièrement à cœur d’humaniser le jus in bello et de réglementer le jus ad bellum. En d’autres termes, ces trois auteurs ont ainsi partagé à travers trois siècles différents la même aspiration à la paix, au développement du droit international et à la limitation du droit de guerre. Que s’est-il donc passé pour qu’au milieu du XXème siècle Vattel soit présenté par Van Vollenhoven comme l’antithèse de Grotius ? En fait, la principale explication de ce retournement de situation est la nécessité pour Van Vollenhoven de défendre un point de vue qui se veut en rupture totale avec son présent et donc de présenter les sous-bassements théoriques sur lesquels s’appuie selon lui le droit international classique de la façon la plus outrancière et négative qui soit. Il ne s’agit pas de le prétendre de mauvaise foi mais simplement de soutenir que, traumatisé comme tous les hommes de son époque par la première guerre mondiale, le juriste hollandais a amplifié les défauts d’une doctrine pour tenter de lui en substituer une autre. Et la grande majorité des internationalistes, on l’a dit, se sont largement inspirés de sa critique vigoureuse et saisissante pour chercher à élaborer un droit international différent sur ce qu’ils pensaient être les ruines de la pensée classique, tandis qu’une guerre plus tard, la Charte des Nations Unies sera présentée par eux comme étant la première réalisation aboutie de ce nouvel esprit.  

Ce faisant, il reste donc à retourner à l’œuvre même de Vattel pour prendre la mesure exacte de ce changement en essayant de mettre à jour une présentation qui se veut plus fidèle de la pensée classique. A cet égard, on ne saurait trop répéter combien est nécessaire ce type de ré-interprétation, aussi limité et aussi subjectif soit-il lui-même, car la vision classique du droit des gens que Van Vollenhoven s’est complu à décrier auprès de la doctrine internationaliste de son temps n’a jamais été discutée de façon approfondie non plus que la validité de ses propres analyses critiques. Certes, il ne s’agit là que d’un cas particulier parmi d’autres, lequel peut sembler insignifiant au regard de l’évolution générale de la pensée internationaliste, mais la critique effectuée par Van Vollenhoven n’en garde pas moins toute sa valeur d’exemple et peut même paraître réellement problématique dès lors qu’au regard du retentissement qu’elle a connu, on est peut-être tous inconsciemment prisonnier de la déformation qu’elle inflige, on le verra, à la pensée classique. 

 

II.

 Déjà le fait de réduire la doctrine classique à la pensée d’un seul auteur est une erreur grossière dans laquelle est sans doute volontairement tombé Van Vollenhoven afin de mieux frapper les consciences. Mais ce raccourci commode et simplificateur est particulièrement mal venu car la plupart des excès reprochés à la doctrine vattelienne vont porter à faux, alors même qu’ils auraient pu être plus justement adressés à des prédécesseurs ou contemporains du juriste suisse. Sans pouvoir détailler ce point autrement qu’à grands traits, c’est ce que l’on se propose de montrer en commençant par faire ressortir la logique spécifique de la doctrine vattelienne pour la confronter ensuite aux critiques de Van Vollenhoven.

  

Logique de la doctrine de Vattel

 Le propre de la doctrine de Vattel, qui en cela s’inspire très fidèlement de son maître Christian Wolff, est d’avoir su concrétiser l’identification du droit des gens à un droit propre aux Etats et de l’adosser à la vision d’une société internationale strictement inter-étatique. Et ce qui va frappe chez Vattel, et qui, selon nous, explique son énorme succès par la suite, ce n’est pas l’incohérence ou la confusion de sa pensée comme le pensait Van Vollenhoven, mais bien au contraire l’expression, pour la première fois très claire, d’une vision qui se veut réaliste des relations internationales où les Etats ont pour mission normale d’agir en priorité pour assurer leur sécurité et celle de leur population. C’est en effet beaucoup moins le contenu positiviste de sa doctrine –lequel est à nuancer- que son orientation inter-étatique qui la singularise. Toutefois, il serait faux pour autant d’en conclure qu’il soit le seul à avoir opté pour un tel système et qu’en tout état de cause, il ait abandonné toute idée de coopération et de justice naturelle. Dans son ouvrage de 1758, il donne la formule d’un droit de gens qui est en fait la synthèse idéale opérée par Wolff entre deux grands courants antérieurs ayant leur source dans les doctrines opposées de Pufendorf et Grotius. Il en résulte que, loin d’être l’antithèse de la doctrine de Grotius, l’œuvre de Vattel en est l’héritière directe sur de nombreux points où elle ne fait que concrétiser les jalons posés par son illustre devancier.

 Partant de là, il n’en demeure pas moins que Vattel a eu l’incontestable mérite de théoriser de façon particulièrement nette, on le disait, la vision de ce droit des gens classique qui, contrairement au jus gentium des anciens, acquiert une signification et une origine proprement internationalistes. Et en dépit des nombreux aménagements non négligeables qui seront ultérieurement apportés à sa doctrine, celle-ci se caractérise par deux aspects fondamentaux qui vont sans conteste continuer à s’imposer à travers les années jusqu’à Van Vollenhoven : l’idée que le droit des gens positif est fondé sur le concept de souveraineté de l’Etat et l’idée que la guerre juste doit être abandonnée. Plusieurs éléments permettent de comprendre ce double point de vue et de lui donner un éclairage intéressant. Une première considération est la théorisation définitive de la notion d’Etat-personne par Vattel. C’est un point absolument essentiel pour l’élaboration d’un droit inter-étatique et pour la mise en place des règles aujourd’hui indispensables de continuité de l’Etat et d’imputation des actes des représentants à l’Etat lui-même. Or cette conceptualisation juridique n’est acquise définitivement qu’avec Vattel qui va se démarquer de ses prédécesseurs en dénonçant de façon très ferme et rigoureuse la vieille théorie des Etats patrimoniaux et en induire une conception achevée des notions de personnalité étatique et de sujet de droit autour desquelles il va articuler l’ensemble des droits et devoirs du droit des gens.[21] Une seconde considération amène Vattel à faire émerger le concept de droit international classique  et à abandonner les vestiges du vieux jus gentium : l’observation réaliste et attentive de la société européenne de son époque qui lui révèle le caractère décentralisé de la société internationale. Vattel se propose de penser réellement le droit des gens en fonction de cette société basée sur la souveraineté des Etats. Il en ressort l’idée que les Etats souverains sont tout à la fois libres et égaux en droit et que c’est sur cette double base juridique que doit être fondé le droit international.[22] La troisième considération est tout aussi décisive et tient au souci de Vattel de limiter et d’humaniser les guerres. Se réclamant directement de Grotius, il préconise l’abandon de la théorie de la guerre juste pour une guerre formelle bilatéralisée dans ses effets et dans sa mise en oeuvre.

 Bien évidemment ce dernier choix peut surprendre et susciter d’autant plus l’interrogation qu’en vertu du même souci de limitation des guerres et en invoquant également Grotius, Van Vollenhoven va justement préconiser deux siècles plus tard, le retour à la doctrine de la guerre juste. Partant d’un même constat et d’une même référence, les deux auteurs en ont donc tiré des conclusions diamétralement opposées. Par ailleurs, on a vu que Van Vollenven récuse également deux aspects qu’il considère être caractéristiques du droit des gens de Vattel : sa théorie de la souveraineté et son abandon du droit naturel. C’est donc sur ces trois points clé de sa critique que sont le droit naturel, la théorie de la souveraineté et le droit de la guerre que l’on peut jauger de la pertinence de ces interprétations.

  

Examen critique des objections de Van Vollenhoven à l’égard de la doctrine de Vattel

 Tout d’abord en ce qui concerne l’abandon du droit naturel, il a déjà été montré ailleurs que Vattel n’est aucunement responsable d’une dérive positiviste du droit des gens, laquelle est déjà largement imputable à la plupart de ses devanciers.[23] C’est d’ailleurs l’ensemble de l’Ecole du droit de la nature et des gens qui va être travaillée en profondeur par une vague subjectiviste, individualiste et volontariste qui peu à peu fera le lit du droit naturel des anciens. En outre, il est piquant de voir Van Vollenhoven invoquer Grotius contre Vattel pour restaurer l’autorité du droit naturel dans les relations entre Etats, alors même que Grotius considère que le droit des gens est un droit positif et non pas naturel. Et s’il est vrai que Grotius veut également soumettre les Princes d’Europe à l’autorité du droit naturel, il admet toutefois que ce droit naturel cède bien souvent le pas, du moins en ce qui concerne les relations entre puissances souveraines, devant l’application du droit des gens positif.[24] Dès lors si cette primauté accordée au droit des gens positif sur le droit naturel se retrouve chez Vattel, ce n’est qu’au terme d’un mouvement de pensée qui était déjà lancé par Grotius lui-même.  

Par ailleurs, il demeure important de ne pas en tirer de conclusions trop hâtives et de relativiser l’émergence incontestable de ce courant postiviste que Vattel ne fait que retranscrire. En dépit de la primauté apparente accordée au droit des gens positif, Vattel maintient toujours conjointement l’existence d’un droit naturel s’appliquant également aux rapports entre Etats. Le droit des gens vattelien est divisé en deux branches générales, un droit naturel et un droit positif.[25] Il est vrai que le droit positif peut souvent neutraliser les effets du droit naturel mais il n’empêche que les obligations les plus fondamentales des Etats conservent le caractère de droit naturel ; elles sont donc fixes et immuables et regroupent principalement les devoirs de conservation des Etats envers eux-mêmes et le respect de la souveraineté des autres. Et ce droit naturel reste bien un véritable droit pour Vattel et non pas une simple morale internationale. Vattel reste parfaitement clair sur cette distinction. Certes, à l’encontre de Pufendorf et ses disciples, Vattel admet l’existence d’un droit positif volontaire et arbitraire. Mais à l’inverse des juristes regroupés dans la mouvance de Grotius, il ne borne pas le droit des gens au seul droit positif. Il est même important de voir que le courant wolffien, dans lequel s’inscrit directement Vattel, se présente d’abord et avant tout comme une réaction aux échappées positivistes des uns et des autres, avec le même désir que Pufendorf et ses disciples d’ancrer le droit des gens sur le socle immuable de la nature humaine et d’éviter les dérapages et les contradictions qu’engendrent les coutumes et les accords particuliers du droit des gens positif. Réduire le droit des gens au droit positif comme l’ont fait Grotius et surtout ses disciples, c’est selon Vattel, « avoir une conception, non  seulement fausse, mais dégradante pour le genre humain…Il est certainement un droit des gens naturel puisque la loi de nature n’oblige pas moins les Etats, les hommes unis en société politique, qu’elle n’oblige les particuliers. »[26] Comprenons bien par ailleurs que le droit des gens naturel de Vattel acquiert une autonomie réelle du fait de son application réservée aux Etats, différenciée de celle des particuliers, alors que chez Pufendorf et ses successeurs le droit des gens naturel demeure matériellement identique au droit naturel des particuliers. On accède donc avec Vattel, toujours à la suite de Wolff, à l’émergence d’un ensemble homogène et autonome de normes naturelles et volontaires ayant une fonction spécifiquement inter-étatique en tant qu’elles sont destinées à régir uniquement la conduite des nations souveraines.

A vrai dire les choses ne sont pas si simples en lisant Vattel et c’est pourquoi on peut être facilement amené à faire des erreurs d’interprétation si on survole trop rapidement son Droit des gens. Il semble en effet que la branche du droit des gens qui englobe les droits et devoirs parfaits fondamentaux des Etats soit un droit positif et non pas naturel. Vattel déclare ainsi à plusieurs reprises que c’est un droit volontaire différent du droit naturel applicable aux Etats.[27] Ce droit est en outre considéré comme s’imposant face au droit naturel des Etats car les obligations des Etats envers eux-mêmes, qu’il consacre, doivent primer sur les obligations envers les autres imposées par le droit des gens naturel. La primauté accordée à ce droit volontaire ne surprend cependant pas longtemps même si elle a durablement induit en erreur bon nombre de commentateurs. Si on étudie le fondement de validité de ce droit dit volontaire, on réalise en fait qu’il est beaucoup plus proche du droit naturel que du droit positif. Le droit volontaire est considéré par Vattel comme résultant d’un consentement présumé des Nations (origine positive) ; lequel est cependant imposé par la loi naturelle (origine jusnaturaliste). C’est en effet, affirme-t-il dès la préface de son ouvrage, en considération de la liberté naturelle des Etats, mais aussi de leur utilité commune, que se déduit l’existence d’un droit des gens volontaire apportant les modifications nécessaires à une application adaptée et assouplie du droit des gens naturel à leurs rapports mutuels.[28] Et, c’est en raison de cette déduction naturelle du droit des gens volontaire que, contrairement au droit des gens positif de Grotius, ce droit commun volontaire des Nations ne repose, selon Vattel, en aucun cas sur un consentement tacite qui serait partagé seulement par quelques Nations civilisées, mais sur un consentement nécessairement présumé par toutes. De là le caractère immuable et nécessaire de ce droit des gens volontaire qui, peut s’écarter de la rigueur du droit naturel lui-même, mais qui en aucun cas ne peut être considéré comme muable, contingent ou réversible. Bref, contrairement à ce que les termes laissent entendre, Vattel affirme très clairement la base de validité naturelle, et non pas positive, de son droit des gens volontaire car la notion de consentement présumé n’a pour lui qu’une valeur déclarative et accessoire, aucunement constitutive de la force obligatoire du droit des gens volontaire ; et si Vattel préfère l’appeler « volontaire » pour montrer qu’il se distingue du droit naturel originaire, il reconnaît également que les termes sont assez indifférents.[29] C’est aussi la raison pour laquelle, par ailleurs, la souveraineté des Etats est loin d’être considérée par Vattel comme absolue. Bien qu’elle occupe une place décisive dans son système juridique, elle ne traduit pas pour autant la consécration d’une liberté illimitée des Etats et du droit de tout faire. C’est la liberté pour chaque Etat de faire ce qu’il juge nécessaire pour sa conservation ou sa perfection mais dans les limites de ce qui ne nuit pas à autrui. Le droit des gens volontaire comme le droit des gens conventionnel et coutumier, mais également comme le droit naturel, est un droit qui comme tel doit régir le comportement des Etats dans le respect de chacun. Il est un code de bonne conduite adressé aux Etats et a pour objectif premier d’assurer la stabilisation des relations internationales en préservant juridiquement la souveraineté de chaque Etat de toute attaque ou violation de la part d’autrui.  

Tout ceci étant posé, il en ressort alors que la critique de Van Vollenhoven concernant le positivisme du droit des gens vattelien est particulièrement mal fondée et a généré de ce fait une vision déformée du premier droit international classique présenté à tort comme le fossoyeur du droit naturel et comme le promoteur d’une souveraineté absolue des Etats. Dire cela c’était ne pas comprendre toute une partie essentielle de la doctrine de Vattel encore favorable au jusnaturalisme et renvoyer inconsidérément à Grotius la paternité d’un droit des gens totalement différent. Ceci est d’autant plus intéressant à relever qu’il y a bien dans la doctrine de Vattel un aspect qui va conduire à renforcer la volonté des Etats en droit international.

De façon a priori paradoxale, Vattel accentue en effet curieusement la part et l’importance accordées à la liberté des Etats en même temps qu’il préconise le respect des obligations immuables de son fameux droit volontaire car les obligations du droit volontaires qui s’imposent aux Etats sont fondées uniquement sur le seul respect de la souveraineté de chacun et non pas sur l’assistance aux autres. Autrement dit la teneur de son droit volontaire est ici beaucoup plus suggestive de son orientation individualiste et égoïste que le fondement de validité de ce droit qui reste en partie naturel. Et l’ultime explication de cette définition individualiste des obligations du droit volontaire est le caractère premier et fondamental de la souveraineté de l’Etat. Vattel part du constat, devenu banal pour nous aujourd’hui, que la société des Etats, sur laquelle il fonde l’ensemble de son droit des gens, est dépourvue d’un pouvoir centralisé à l’instar de celui qui caractérise les sociétés civiles. Pour reprendre le langage de l’époque, les Etats forment entre eux un état de nature non hiérarchisé. Or si la vision d’un tel état de nature entre puissances souveraines est partagée par l’ensemble des penseurs jusnaturalistes, elle présente la spécificité chez Vattel d’être beaucoup plus clairement présentée et conceptualisée car elle repose sur sa complète maîtrise du concept d’Etat souverain et sur son approche résolument internationaliste de la question. Que Vattel possède en effet une vision plus moderne de la notion de souveraineté étatique est une conséquence directe de sa théorie de personnalité de l’Etat, que nous avons déjà évoquée, où l’Etat est enfin considéré à part entière comme une personne morale de telle sorte que ce soit lui, et non le Prince dirigeant, qui soit titulaire de la souveraineté. Fort de cette avancée conceptuelle et juridique et soucieux de bâtir un système viable, Vattel refuse alors la fiction d’une grande République mondiale imaginée par son maître Wolff, dont les lois seraient imposées par ce biais aux Etats.[30] Vattel considère en effet qu’en raison de leur souveraineté et de l’absence d’Etat mondial, c’est en tenant compte comme d’un fait incontournable de la liberté et de l’égalité des Etats que l’on doit déduire les règles du droit naturel et du droit volontaire. Tout autre fondement, comme l’existence d’un hypothétique Etat mondial, est non seulement illusoire mais potentiellement dangereux selon lui. Trois raisons expliquent qu’il ne retienne pas la solution de la Civitas Maxima envisagée par Wolff et préconise un droit fondé sur l’état naturel de liberté et d’égalité entre Etats.[31] Premièrement la souveraineté des Etats leur assure une autosuffisance que ne possèdent pas les individus. Secondement, les Etats ne sont justement pas des individus et donc entretiennent des relations mutuelles différentes de ceux-ci avec plus de circonspection et de prudence. Ils n’ont donc pas besoin d’être rassemblés dans une grande communauté politique mondiale pour régler leurs différends ou établir des relations pacifiques. Troisièmement, la préservation de son indépendance souveraine est absolument nécessaire pour qu’un Etat se gouverne de la manière qui lui soit la plus appropriée et il pourrait s’avérer préjudiciable pour les citoyens d’un Etat que celui-ci abandonne ses responsabilités envers eux au profit d’une autre entité plus vaste.  Autrement dit, si le problème de la soumission des individus au droit est en partie résolu par leur entrée dans la société civile, et l’acceptation d’un pouvoir commun contraignant, il en va différemment pour les Nations en raison de leur souveraineté. En l’absence d’autorité mondiale, il ressort selon Vattel un état incontournable d’anarchie organisée, composé d’Etats souverains demeurant parfaitement libres et indépendants. Et c’est la raison pour laquelle Vattel va bâtir un système juridique international qui, via le droit volontaire se superposant au droit naturel, se borne à rendre seulement contraignantes les obligations assurant une simple coexistence entre Etats.[32] Le droit naturel existe bien entendu mais il ne continue d’obliger qu’en conscience les chefs d’Etat . Ce qui n’interdit pas les Etats souverains de contracter des véritables obligation juridiques d’assistance et d’aide envers les autres et d’être ainsi tenus de leur porter assistance, par voie de traité par exemple, mais cette obligation conventionnelle n’est alors que contingente et temporaire. 

Par là même, il est certain que Vattel a ainsi contribué à privilégier un droit des gens individualiste que regrettera plus tard amèrement Van Vollenhoven. Toutefois, Vattel ne fait que retranscrire de la même façon un mouvement de pensée amorcé longtemps avant lui, notamment par Grotius mais aussi et surtout par Wolff, où les effets du droit naturel sont progressivement neutralisés par le droit positif, si bien que sa doctrine n’est pas, comme le suggère Van Vollenhoven, le point de départ, mais l’aboutissement d’une évolution doctrinale au sein du courant jusnaturaliste que l’on peut faire remonter à Grotius lui-même. Cette évolution ne consiste pas par ailleurs, comme on vient de le voir, à liquider le droit naturel mais à rendre seules contraignantes extérieurement les obligations qui respectent la souveraineté, et donc la liberté, de chacun. Il s’agit au fond ni plus ni moins que de la mise en place au niveau des relations entre Etats d’un système juridique libéral, formel et non matériel, qui est le fruit de l’individualisme de l’Ecole du droit de la nature et des gens mais qui reste en partie jusnaturaliste puisqu’il procède de ce droit des gens volontaire si particulier dont on sait qu’il n’est pas réellement positif.  

C’est d’ailleurs pourquoi le troisième argument critique de Van Vollenhoven à l’égard de Vattel prend un singulier relief. Souvenons-nous en effet qu’une dernière grave objection est soulevée par Van Vollenhoven à l’encontre de la doctrine vattelienne : celle d’avoir accordé à chaque Etat un droit individuel de faire la guerre sans considération de la justice de sa cause, bref d’avoir abandonné avec le droit naturel, la théorie de la guerre juste. On sait que l’on touche ici le coeur de la critique de Van Vollenhoven puisqu’elle concerne le droit de la guerre et il s’agit dès lors d’apprécier tout particulièrement la pertinence et la portée de cette dernière critique. De sa théorie de la souveraineté étatique, Vattel déduit le principe d’une application subjective et abstraite du droit des gens dont il va exposer très clairement les conséquences en ce qui concerne le droit de la guerre. La question qu’il se pose, et qui s’est posée à tous ses prédécesseurs, est de savoir comment gérer la vieille doctrine de la guerre juste en tenant compte de la toute nouvelle souveraineté de l’Etat. Dès Grotius, la plupart des auteurs ont en effet parfaitement saisi que l’émergence de l’Etat et de la société européenne -dont ils avaient conscience sans le formuler toujours explicitement- nécessitait de modifier les données du problème de la guerre et l’application unilatérale du régime de la guerre juste. C’est la raison pour laquelle Van Vollenhoven s’est une fois de plus trompé dans sa critique sur Vattel puisque l’abandon de la doctrine de la guerre juste était, là encore, envisagé dès Grotius. Or cette méconnaissance par Van Volenhoven de la filiation entre Grotius et Vattel au sujet de la mise en œuvre de la guerre juste a conduit à occulter également les raisons pour lesquelles Vattel et Grotius avaient choisi en leur temps de modifier cette doctrine de la guerre. Pour retrouver les termes de ce vieux débat, prenons cette fois-ci le Droit de la guerre et la paix de Grotius avant de retrouver le Droit des gens de Vattel. C’est un fait désormais bien connu que l’on retrouve consacrés dans l’ouvrage de Grotius de 1625 deux régimes juridiques du droit de la guerre.[33] Dans un premier temps, Grotius reprend et thématise la doctrine de la guerre juste que toute une lignée de penseurs, juristes, glossateurs et canonistes de la fin du Moyen Age et de la scolastique avaient contribué à élaborer. Mais tout en reprenant et développant cette doctrine, dont il partage l’idéal de justice, Grotius est frappé par les inconvénients qu’elle suscite dans son application effective aux princes souverains d’Europe. La plus grave difficulté que rencontre l’application de la guerre juste est, selon Grotius, celle de la nécessaire implication des tiers.[34] Il constate en effet que les tiers sont de plus en plus entraînés dans les conflits meurtriers qui déchirent l’ Europe de son époque sous prétexte qu’ils doivent impérativement aider le belligérant dont la cause est juste. Or, en l’absence de détermination objective du droit et de la cause juste par une autorité suprême, les tiers sont conduits à faire une guerre pour autrui sans être pour autant entièrement sûrs de la justice de sa cause, ce qui peut leur être gravement néfaste. Par ailleurs, l’intervention obligatoire des tiers ne fait qu’étendre et amplifier le conflit, chaque tiers estimant pour son propre compte quel est celui des deux belligérants dont la cause est juste.[35] En d’autres termes, Grotius prend conscience du problème insoluble que pose l’application d’un droit objectif sans une autorité légitime d’interprétation de ce droit qui puisse s’imposer à tous. Et cette dangereuse implication de la doctrine des anciens dans un monde en pleine mutation aura paru inacceptable pour un homme soucieux avant tout de limiter et faire cesser les conflits. Il opère alors un revirement complet et recommande d’abandonner la guerre juste selon le droit naturel à la conscience de ces princes souverains pour lui superposer le principe d’une application abstraite et bilatérale du droit des gens positif.[36] Il jette aussi les bases d’un vrai droit de la neutralité. 

Aussi bien, il est particulièrement saisissant de voir que dès le XVIIème siècle, donc bien avant Vattel, Grotius fait prévaloir une problématique de paix sur celle de la réalisation du juste. En vertu du droit des gens positif qui s’impose face au droit naturel, il institue un système d’impunité qui permet d’éviter que les tiers interviennent pour punir par les armes celui des deux belligérants qu’ils estiment injustes ou, plus exactement, il abandonne le régime d’application unilatérale de la guerre juste –au profit de celui dont la cause est juste- au for interne des puissances souveraines pour faire prévaloir les conditions d’application abstraites et bilatérales du droit des gens. La solution consiste en effet à considérer les effets de la guerre comme légitimes –licites- de part et d’autre et donc à appliquer les règles du ius in bello en faveur des deux belligérants. Et ce faisant la question d’une éventuelle intervention des tiers est effectivement neutralisée en raison de l’attribution d’un statut égalitaire aux Etats belligérants et de la reconnaissance, d’un strict point de vue formel, de la parfaite égalité de leurs droits.[37] 

Le rejet de la doctrine de la guerre juste est donc imputable en premier lieu à Grotius. Cette idée sera reprise et développée par de très nombreux jusnaturalistes mais c’est surtout Christian Wolff qui, sous l’influence de Thomas Hobbes, va en systématiser le régime juridique. Vattel ne fera donc que parachever ce mouvement mais en formulant les données du problème dans des termes qui sont plus adéquats et plus internationalistes. On n’est évidemment pas surpris de retrouver les implications de sa division du droit des gens naturel et volontaire au niveau du droit de la guerre, l’un et l’autre établissant des modalités d’application distinctes, fonction de leurs finalités divergentes. Cette dualité qui remonte à Grotius prend une dimension particulière avec Vattel car il met à jour de façon remarquablement nette les termes de cette opposition. Comme on a tenté de le montrer, il demeure très attaché à la tradition jusnaturaliste. Il commence donc par développer longuement la doctrine de la guerre juste qui, selon le droit des gens naturel, doit prévaloir entre les Etats. Cela signifie que le droit de la guerre est conditionné par l’existence d’une juste cause, concept nodal de la doctrine classique aux termes de laquelle un Etat ne peut user légitimement de la force qu’en vertu d’un droit dont il dispose.[38] Et il s’ensuit l’application unilatérale du ius in bello où le seuls pouvoirs légitimes appartiennent au juste belligérant.[39] La mise en place de ce régime unilatéral, fonction d’une juste cause matérielle, démontre de manière exemplaire le rattachement de Vattel à la théorie classique des conditions d’application et d’exécution du droit des gens et notamment de la guerre. Elle est cependant vouée à demeurer de pure façade comme chez Grotius. Elle va être de la même façon entièrement neutralisée au profit d’un régime juridique volontaire fondé sur la simple égalité formelle et la réciprocité entre Etats souverains. En revanche, Vattel insiste beaucoup plus sur les caractères spécifiques de la société internationale pour justifier une telle décision. Il met à jour le relativisme inhérent à la société internationale de son époque dès lors que celle-ci est basée sur les deux grands principes de liberté et d’égalité entre Etats.[40] Par voie de conséquence, il souligne les effets pervers et dangereux du maintien d’une application qui se veut, par principe, objective du droit dans un système conçu comme entièrement décentralisé et non hiérarchisé c’est-à-dire, selon son langage, dans un état de nature où les Etats demeurent libres, indépendants et égaux. A l’absence de pouvoir commun contraignant, corollaire de cette indépendance et cette égalité, correspond une application spontanée et décentralisée du droit ; elle relève de la responsabilité personnelle de chaque Etat. Il en résulte l’impossibilité d’une application sensée et efficace du droit en fonction de la justice matérielle de l’un ou de l’autre et il est alors inévitable que le conflit dégénère car chacun va prétendre être dans son droit, vouloir bénéficier de tous les moyens légitimes et en exclure délibérément l’adversaire.[41] Deux autres facteurs renforcent cette inéluctable aggravation du conflit en raison de la doctrine de la guerre juste. D’abord, reprenant l’argument de Grotius, Vattel entend montrer qu’en l’absence de toute interprétation objective indiscutable du droit naturel, ou acceptée par les parties, la question de l’intervention des tiers est hautement problématique car ils vont être obligés de prendre part au conflit pour soutenir celui dont la cause est juste alors même que personne ne peut dire avec certitude quel est celui des deux belligérants dont la cause est juste. On va ainsi redoubler les effets néfastes d’une participation subjective par une intervention démultipliée des tiers au conflit en cours qui ne peut dès lors que s’étendre et s’envenimer. Ensuite, comment ne pas voir que, dans de telles circonstances, l’issue du conflit est tout aussi délicate à envisager car la détermination de ses conditions de terminaison obéit au même principe de la juste cause avec une appréciation subjective de cette cause et l’application d’un régime unilatéral ?[42] 

Ces deux dernières raisons achèvent d’ébranler l’édifice de la doctrine de la guerre juste désormais remplacé par le droit individuel de faire la guerre. Mais celui-ci n’est pas plus le droit de tout faire que la souveraineté n’est absolue chez Vattel. On ne saurait se méprendre plus complètement. Selon Vattel, on ne peut faire la guerre qu’à trois conditions cumulatives : si l’on est un Etat souverain ; si l’on ne peut réparer autrement le tort qu’un Etat vous a fait en violant le droit des gens et s’il s’agit de faire cesser la violation d’un des droits parfaits fondamentaux de l’Etat fondés sur la conservation de chacun ou la récupération de ses biens.[43] Le droit de faire la guerre reste donc un droit limité et encadré dont la guerre d’agression est totalement exclue.  

Au total, on réalise ainsi la portée réelle de la doctrine vattelienne du droit des gens Selon Vattel c’est le droit naturel lui-même qui recommande que l’on abandonne les obligations jusnaturalistes à la conscience morale des souverains et que seules soient coercibles les obligations fondamentales de conservation et de perfection du droit volontaire. C’est également le droit naturel qui incite à abandonner la théorie de la guerre juste comme droit punitif des Etats au profit d’un droit subjectif de guerre qui reste en tout état de cause limité. Cet aménagement de la doctrine antérieure est d’une portée non négligeable, on le perçoit aisément, mais il ne peut bien se comprendre que si on saisit également les enjeux fondamentaux qui le sous-tendent. La justification dernière de ce qui va devenir ainsi le système juridique de la doctrine internationaliste classique n’est en effet aucunement de consacrer la politique de puissance et les intérêts personnels de chaque Etat souverain, ce n’est pas de magnifier une souveraineté qui soit liberté de tout faire et licence effrénée de déclarer la guerre, c’est bien au contraire le souci récurrent de paix et de stabilité des relations internationales ; lesquelles, ne cessera de répéter Vattel, ne peuvent être obtenues en droit international de la même façon qu’en droit interne car société civile et société internationale sont profondément différentes. Le seul moyen de maintenir la paix dans un tel état de nature est de neutraliser la vieille idée de justice matérielle. Rendre directement coercibles les obligations du droit naturel, notamment celles d’humanité et d’assistance à autrui, est non seulement un projet totalement illusoire au regard de la souveraineté des Etats, mais également singulièrement dangereux au regard de la préservation d’un équilibre nécessaire entre les nations souveraines.[44] L’expérience et l’observation ne montrent-elles pas en effet que la plupart des nations ne pensent qu’à défendre leur propre intérêt et que si, l’une d’entre elles, se décide à aider autrui, elle peut fort bien involontairement fortifier une nation ennemie ou malfaisante ? Aussi bien, selon Vattel, il faut être prudent et mesuré dans l’application des offices d’humanité afin d’éviter une dérive perverse engendrant une possible déstabilisation de l’équilibre des forces européennes au profit de quelques nations avides et impérialistes ; d’où justement la défense par Vattel du principe de l’équilibre comme mécanisme susceptible de maintenir la paix entre Etats souverains tout en ménageant leur indépendance et en évitant un agrandissement démesuré et préjudiciable d’un Etat au détriment des autres.[45]  

C’est ce fameux principe de l’équilibre que Van Vollenhoven critiquera sévèrement par la suite au profit d’une Ligue des peuples entre tous les Etats avec un droit collectif de punir ceux qui ont violé les obligations du droit international. Par ailleurs il est aisé de percevoir que Van Vollenhoven n’est pas seulement soucieux d’instaurer un système pacifique qui soit enfin viable, mais également désireux de redonner toutes ses lettres de noblesse à la notion de justice internationale. Plus précisément, il veut lui redonner son véritable sens –d’où le travail de déconstruction pour retrouver ce sens perdu- car il considère aussi qu’une telle justice est une condition nécessaire à l’établissement d’une paix véritable et durable entre Etats. L’idée est séduisante et rencontre de nombreux échos contemporains; elle s’est donc bâtie durant l’entre-deux guerres et a été vécue par de nombreux auteurs comme permettant d’amorcer un retour à l’ancien droit des gens de Grotius.  Or, si le rôle de Grotius, on l’a vu et on n’y reviendra pas, est plus que douteux en ce domaine, il n’empêche qu’à ce stade on a cette fois-ci bien affaire à deux visions qui s’opposent ainsi à travers deux époques et deux auteurs. D’un côté, ramenée à de plus justes perspectives, la vision de Vattel est celle d’un homme libéral et pacifique qui veut avant tout maintenir la stabilité entre Etats par un système juridique formel de coexistence respectueux des libertés souveraines de chaque Etat. Et il en résulte que le régime de la guerre doit échapper à l’idée de juste cause afin d’éviter les errements auxquels conduit son application D’un autre côté, la vision de Van Vollenhoven est celle d’une justice morale, naturelle et matérielle qui implique le rétablissement d’un système juridique punitif entre Etats et le droit de juste guerre. La conception de Vattel induit l’instauration d’une coexistence négative minimale inter-étatique, la croyance en une justice formelle et négative qui fait prévaloir la liberté avant tout autre chose, tandis que la conception de Van Vollenhoven est toute entière basée sur le besoin d’une société internationale solidaire et altruiste faisant prévaloir une justice matérielle positive.  

Il y a en cela un fossé qui sépare réellement les conceptions des deux auteurs et qui explique que l’un ait voulu se différencier de l’autre. Mais ce serait retomber dans le piège des interprétations passées que de s’en tenir là car on ne saurait ignorer non plus ce qui les rapproche. Ces deux visions différentes du droit international ne sauraient en effet nous faire oublier la commune volonté de leurs auteurs d’assurer la paix sans prétendre en finir avec la souveraineté des Etats, mais simplement en limitant les guerres et leurs effets meurtriers. Et Van Vollenhoven partage donc avec Vattel, et quoiqu’il en dise, la nécessité de maintenir le concept de souveraineté étatique en s’interdisant de penser un quelconque fédéralisme institutionnel. Par ailleurs, il faut encore ajouter que le droit des gens classique de Vattel est tout sauf antithétique des logiques de justice et d’humanité. Il demeure orienté vers la réalisation d’une certaine justice entre Etats même si elle est simplement formelle et libérale. Il est un droit qui doit permettre aux Etats de poursuivre leur propre développement et garantir ainsi l’épanouissement de leurs citoyens. Préserver juridiquement la conservation et la souveraineté des Etats c’est en effet aussi le moyen, selon Vattel, de conduire au perfectionnement des sociétés civiles. L’homme n’est donc pas oublié mais il est simplement admis que les conditions de son épanouissement ne peuvent être pensées qu’au sein de chaque Etat. N’est-ce pas d’ailleurs ce qu’E. Kant conclura, peu après le Droit des gens de Vattel, dans son Projet de paix perpétuelle publié en 1795 ? Partagé entre la volonté jusnaturaliste de faire respecter l’éthique et la nécessité de tenir compte des réalités de son temps, Vattel conçoit donc un modèle juridique mesuré et censé qui est loin de correspondre à la description qu’en fera Van Vollenhoven beaucoup plus tard. 

Tous ces éléments de convergence sont en effet passés sous silence par Van Vollenhoven en 1919. Dans son désir de bâtir un système juridique nouveau, le juriste hollandais va déformer la teneur de la doctrine de Vattel mais aussi les raisons profondes pour lesquelles elle avait été élaborée. Du même coup, la critique effectuée par Van Vollenhoven durant l’entre deux-guerres paraît prendre le risque d’avoir contribué à introduire une double erreur historique et théorique. La premier erreur est d’ordre historique car les propos tenus par Van Vollenhoven témoignent tout simplement d’une méconnaissance réelle et d’une lecture trop superficielle de ce que fût le modèle originaire du droit international classique. Mais il est une seconde erreur, théorique, plus grave que la première et que le succès très large de l’oeuvre de van Vollenhoven a sans aucun doute pu susciter. C’est le fait que la diffusion d’une telle interprétation interdit la possibilité de tirer des leçons du passé pour penser notre présent actuel. La seule question de la guerre juste semble particulièrement exemplaire de ce débat d’emblée tronqué alors même qu’elle est à nouveau revendiquée par certains pour intervenir dans la société internationale et que l’on semble avoir totalement oublié les raisons précises pour lesquelles elle a été abandonnée il y a plus de trois siècles. Il faut donc revenir sur ces errements doctrinaux du passé aussi compréhensibles soient-ils en raison du contexte de leur époque sans que ce réexamen ne soit pour autant sujet à malentendus : il ne s’agit pas de prôner un quelconque retour à la doctrine classique de Vattel sans tenir compte des objections soulevées par Van Vollenhoven à l’égard de cette pensée. Loin de faire pièce aux exigences légitimes de la critique effectuée durant l’entre-deux guerres, on les intègre dans le programme général de réflexion que l’on s’est donné. Mais on les accepte seulement jusqu’à un certain point car si une réflexion de ce type doit assumer certains aspects fondamentaux des tentatives de déconstruction de la pensée classique, elle ne peut que récuser ces analyses lorsqu’elles sont fallacieuses et erronées. C’est alors en effet ne pas voir ce que fut le droit international du passé, ne pas comprendre le droit international présent et ne pas pouvoir envisager correctement le droit international futur.


 

[1]Professeur à l ‘Université Paris I (Panthéon-Sorbonne), Faculté de Droit

[2] Londres-Neuchâtel: Le Droit des gens, Ed. du Journal Helvétique, 1758 (reproduit in Classics of International Law, Washington, 1916).

[3] Les trois phases du droit des gens, La Haye, M. Nijhoff, 1919.

[4] G. Gidel: Droits et devoirs des Nations. La doctrine des droits fondamentaux des Etats, RCADI, 1925-V (10), pp.577-578 : « Vattel mérite la condamnation dont l’a frappé Van Vollenhoven » ; L. Le Fur, « La doctrine du droit naturel depuis le XVIIIème siècle et la doctrine moderne », RCADI, 1928-III, (18), p.73 : « On comprend en voyant toutes ses compromissions que Van Vollenhoven ait pu parler de trahison » ; A. Pillet: La guerre et le droit, Louvain, A. Wystpruyst-Dieudonné, 1922, p.33 : « Sous la plume de Vattel, le droit international, soit de la paix, soit de la guerre, devient une pure affaire de consentement personnel (…) En réalité, à partir de cette époque toute base rationnelle du droit international et en particulier du droit de la guerre, a fait défaut chez les auteurs » ; N. Kleffens, « Sovereignty in Internationalism Law », RCADI, 1953-I, (82), p.68 : « Vattel whom my learned compatriot Van Vollenhoven has utterly condemned in a small book which is still well worh reading… » ; A. Verdross : Fondement du droit international, RCADI, 1927-I (16), p.310, fait également référence à Van Vollenhoven pour écrire que « la conception de la souveraineté absolue de l’Etat n’a pénétré la science du droit des gens proprement dit qu’avec Vattel… » ; W. Van der Vlugt : L’œuvre de Grotius, RCADI, 1925-II (7), p.467, s’appuie aussi sur l’autorité de Van Vollenhoven pour déclarer que Vattel « ..a été un homme aux vues étroites, dénué de sens logique, se perdant à tout moment dans ses contradictions… » ; G. Scelle : Manuel de droit international public, Paris, Monchrestien, 1948 (2ème ed), fait lui aussi référence à Van Vollenhoven en disant que Vattel est le « prince des positivistes ». Ibid pour W. Schücking et H. Wehberg : Die Statzung des Völkerbundes, Berlin, F. Vahlen, 1921, p.52; P. Remec : The Position of the Individual in International Law according to Grotius and Vattel, La Haye, M. Nijhoff, 1960, p.239 ; C. Rousseau : Principes généraux du droit international public, Paris, Pedone, 1944, T.1, pp.22-23 ; M. Sibert : Traité de droit international public, Paris, Dalloz, 1951, p.12 ; H. Fortuin : Grotius and the Netherlands i the Twentieth Century, Netherland Yearbook of International Law, 1970, I, , p.78 ; E. B F. Midgley : The Natural and Law tradition and The Theory of International Relations, Londres, P. Elek, 1975 ; B. Vitanyi : L’interprétation des traités dans la théorie du droit naturel, RGDIP, 1980, T. 84, p.552 ; A. Mandelstam : La protection internationale des droits de l’homme, RCADI, 1933-IV, (38), pp.173-175.

[5] Les trois phases…, pp.4ss.

[6] Ibid, pp.23ss.

[7] Ibid, pp.60ss.

[8] Ibid, pp.30-31.

[9] Ibid, p.29.

[10] Ibid, p.31.

[11] Ibid, pp.40ss et 58-59.

[12] Ibid, pp.17-18

[13] Ibid, p.26.

[14] Ibid, p.62

[15] Ibid, pp.60-61.

[16] Ibid, p.61.

[17] Ibid, pp.73-74.

[18] Ibid, p.78.

[19] G. Scelle : Cours de droit international public, Paris, Domat-Monchrestien, 1948, p. 27 et H. Kelsen : Théorie pure du droit (1934), Bourdy-Neuchâtel, Ed. De la Bacconière, p.181.

[20] Ibid, p.75.

[21] Droit des gens...I, V, §69, pp.69-70.

[22] Ibid, III, XII, p.163-164.

[23] V. H. Muir-Watt : Droit naturel et souveraineté de l’Etat dans le doctrine de Vattel, Archives de philosophie du droit, 1987, T.32, pp.71-85 et E. Jouannet : Emer de Vattel et l’émergence doctrinale du droit international classique, Paris, Pedonne, 1998, pp.144ss.

[24] Droit de la guerre et la paix, Amsterdam, Chez Pierre de Coup, 1724, Réimp Caen, Université de Caen, 1984, I, III, IV, pp.113-114.

[25] Droit des gens, Préliminaires, p.15

[26] Ibid, Préface, p.VII.

[27] Ibid, Préliminaires, p.15.

[28] Ibid, Préface, p.XX .

[29] Ibid, Préface, p.XXI. Cela dit, si par là même, on voulait chercher à repérer le moment historique où triomphe la doctrine positiviste du droit international, il faudrait plus sûrement envisager deux autres époques qui ont largement contribué à la consolider : l’époque des grands volontaristes dualistes du début du XXème siècle et celle de l’après seconde guerre mondiale où l’objectivisme se substituera aux derniers vestiges du jusnaturalisme. Autrement dit, dater la consécration du positivisme avec Vattel est une véritable erreur d’interprétation puisque ce positivisme était partiellement admis en amont et ne s’imposera totalement que beaucoup plus tard. Il en résulte également qu’avec Vattel le droit naturel continue de jouer son rôle et de servir de référence aux relations entre Etats. Le droit des gens de Vattel a été conçu en conformité avec l’Europe du XVIIIème siècle mais il n’en demeure pas moins un droit universaliste destiné à s’appliquer à touts les Etats souverains. Cette dernière précision est cependant ce qui amènera les internationalistes du XIXème siècle à restreindre le cercle des Etats souverains à ceux qu’ils considèrent comme civilisés, autrement dit de faire du droit international un droit régional limité aux Etats européens et américains et à justifier de cette façon la grande période de la colonisation.

[30] Ibid, Préface, p.XVII.

[31] Ibid Péface, pp.XVIII-XIX.

[32] Ibid, Préface, p.XVII.

[33] V. le remarquable ouvrage de P. Haggenmacher : Grotius et la doctrine de la guerre juste, Paris, PUF, 1983, pp.568 et Mutations du concept de guerre juste de Grotius à Kant, Cahiers de philosophie politique et juridique de l’université de Caen, 1987, pp.106-125.

[34] Droit de la guerre et la paix, III, IV, IV, p.769.

[35] Ibid.

[36] Ibid, III, I, p.713.

[37] Ibid, I, III, IV, pp.113-114 et III, III, pp.750ss

[38] Droit des gens, III, III, pp.21ss.

[39] Ibid, III, XI, pp.158ss.

[40] Ibid, III, XII, pp.163-164.

[41] Ibid, III, VII, p.81.

[42] Ibid, III, XII, p.164

[43] Ibid, III, III, pp.21ss.

[44] Ibid, II, I, §17, p.268.

[45] Ibid.

 

 

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